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Mais les grands fleuves ont, ainsi que les grands hommes, d’obscurs commencements, et comme, à Ulm, le Danube sort à peine de son berceau de montagnes, je le trouvai bien humble : 40 à 50 mètres de large[1] ; pas assez de fond, au-dessus de la ville, pour porter bateau ; pas assez, au-dessous, pour que les vapeurs s’y aventurent plus haut que Donauwerth. Les bateaux qu’on y construit en planches brutes n’y reviennent jamais. On les déchire à leurs ports d’arrivée pour vendre le contenant en même temps que le contenu. Ma course fut donc perdue. Mais rentré à l’hôtel, je fis comme le général qui prépare de loin sa campagne. J’avais trouvé à Stuttgart une fort bonne carte du Danube et j’avais sous la main Die Donau de Muller, celle de Schmidt, et l’excellent guide de Joanne pour l’Allemagne du Sud : je me mis à descendre et à remonter le fleuve vingt fois, de sa source à son embouchure.

Je ne sais plus quel poëte allemand représente un berger qui boit à la source du Danube. Le verre du pâtre est bien petit et pourtant le puissant fleuve tient un moment tout entier dans son verre. Licence poétique, car, tout bien examiné, le Danube ne naît plus au milieu des jardins des princes de Furstemberg, dans un bassin de marbre, où les touristes vont puiser dans un gobelet l’eau calme et limpide qui monte du fond, sans murmure. Deux ruisseaux, la Brége et la Briegach, qui coulent à 875 mètres d’attitude sous les grands bois du Schwarzwald, se réunissent à Donaueschingen et y prennent le nom de Donau, qu’il faut prononcer en détachant l’u final de l’a. Ce mot est celtique, assure-t-on, et signifie les deux rivières[2], mais souvent dans l’été les ruisseaux tarissent, tandis que la fontaine du château coule presque toujours. Les princes de Furstemberg ont donc quelque droit à l’honneur qu’ils revendiquent et qu’on a voulu leur ôter de posséder la source du fleuve royal.

Nous avons la mauvaise habitude d’altérer les noms étrangers. Le reproche ne serait pas fondé ici : ce n’est pas de Donau, mais du latin Danubius que nous avons très-légitimement tiré la forme « Danube. » Les Allemands mettent ce nom au féminin, et ont laissé au Rhin l’autre genre. De là les poétiques apostrophes au vieux père, à la vieille mère de la blonde Germanie.

Le Danube n’a rien de comparable à la cataracte du Rhin, à Laufen, parce qu’il ne vient pas de si haut, mais beaucoup de rapides, comme les passages fameux du Strudel, du Wirbel et des Portes-de-Fer. En Bavière sa pente est quatre fois celle de la Seine, au-dessus de Paris[3]. On estime sa rapidité moyenne à deux mètres par seconde. Sa profondeur varie avec les crues, mais n’est jamais bien considérable, même dans le bas de son cours. Sa largeur, qui n’est à Ulm que de quarante mètres, et vers Presbourg de trois à quatre cents, va jusqu’à treize cents à Belgrade, et à deux mille entre les Principautés Roumaines et la Valachie.

Le Rhin court généralement en ligne droite. Le Danube fait d’innombrables détours, jusqu’à paraître parfois revenir sur ses pas. Il ne faut pas s’en plaindre. Les fleuves sont faits pour leurs rives. Plus ils allongent leur cours en replis tortueux, plus ils augmentent ce contact de la terre et de l’eau qui est la vie de la nature et la fortune des nations. Les pays les mieux arrosés sont ou deviendront les plus riches. Ils ont plus de portes pour faire entrer et sortir les marchandises et les idées : la France doit la moitié de sa grandeur à son système hydrographique et à sa position entre quatre mers.

Le Danube n’en touche qu’une, l’Euxin, mais par la Save, il se rapproche d’une autre, l’Adriatique ; et si on lui creusait un lit d’Ulm à Bâle, se reliant aux canaux français, il aboutirait à toutes les mers de l’Europe.

On lui a compté cent vingt affluents principaux, dont quelques-uns, l’Inn, la Save, la Theiss, sont rangés parmi les grands cours d’eau de notre continent. C’est autant de bras que le puissant fleuve étend à droite et à gauche de lui, sur une surface égale une fois et demie à celle de la France[4], pour y prendre ou pour y porter la vie. Mais il y prend aussi ce qui a été la mort pour bien des navires. Les eaux qui lui viennent tout droit des Alpes : le Lech, l’Isar, l’Inn, la Traun, l’Ens, lui apportent, dans les crues, une telle masse de sables et de graviers, que son lit en est embarrassé, que le chenal change et qu’un atterrissement se forme, là où la veille le Dampschiff passait à toute vapeur. Aussi le pilote doit toujours avoir l’œil au fond, ou mieux la main, car les eaux sont si souvent troubles que la sonde peut seule guider.

Dans son bassin supérieur règne le vent dominant de l’Europe occidentale, celui du sud-ouest, inutile aux navires qui descendent, gênant pour ceux qui remontent. Le long des chaînes secondaires que les Alpes dirigent vers lui, arrivent des vents latéraux qui favoriseraient la navigation à voile, sans les nombreux circuits du fleuve et les détours des vallées. De là résulte qu’on ne voit pas sur ce courant magnifique, ce qui ajoute tant de charmes à d’autres, des barques inclinées sous leur haute voilure, comme des oiseaux aux grandes ailes déployées, qui sillonnent le fleuve de leurs gracieux méandres ; mais de lourds bateaux traînés le long des rives ou que la vapeur emporte. Quand le Danube arrive au milieu des grandes plaines de la Hongrie, quelques barques mâtées vous rappellent la navigation à voile si active encore sur le Rhin. Mais ce n’est qu’au-dessous d’Orsova et des Portes-de-Fer que commence la navigation maritime.

Un grand fleuve est un personnage historique qui a sa part d’influence sur la destinée des peuples dont il tra-

  1. Le pont entre Ulm et New-Ulm a 70 pas de longueur.
  2. De ces deux ruisseaux, la Brége est le plus long de trente-sept kilomètres ; il naît dans le Brisgau.
  3. Cinq cent quarante-six millimètres par mille mètres au lieu de cent cinquante.
  4. On évalue la superficie de son bassin à huit cent mille kilomètres carrés ; celle de la France en a cinq cent vingt-sept mille.