Page:Le Tour du monde - 05.djvu/213

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allemande qu’elle est, la vieille cité a deux maîtres, même trois. À gauche du fleuve elle est wurtembergeoise, à droite bavaroise, et comme sa citadelle est forteresse fédérale, c’est la diète de Francfort qui y commande. Sa prospérité n’est pas en raison du nombre de ceux à qui elle obéit. Il fut un temps où elle avait plus de cent mille habitants, et elle est réduite à n’en pas compter le quart ; où son argent courait par le monde entier, Ulmer Geld geht durch die ganze Welt, et elle se résigne à fabriquer des pipes en bois d’aune, pour donner aux Bavarois ce que la nature aurait bien dû leur mettre tout de suite dans la bouche, et à faire pousser des asperges et des escargots dont elle vend chaque année, je parle des escargots, quatre à cinq millions pour aider ses compatriotes à faire leur salut en carême. Avoir été ville impériale, république puissante et…. Quelle chute ! Au demeurant, ce sont les meilleures gens du monde : fort peu, Autrichiens, à raison même des précautions que l’Autriche a prises pour qu’ils fussent assiégés et bombardés à son profit. Un de mes amis était à Ulm il y a deux ans, lorsque les prisonniers autrichiens revinrent de France ; on aurait bien voulu à Vienne une chaude démonstration ; il ne vit qu’une complète indifférence où perçait une pointe d’ironie.

J’oubliais une autre célébrité d’Ulm, sa bière fameuse, et je dois un souvenir à une oie originale qui dernièrement s’était prise d’atfection pour un régiment de la garnison et montait la garde avec le factionnaire à la porte de la caserne.

Je ne vous ai pas encore montré Ulm même : entrons.

Pour le coup, nous sommes dans une ville bien allemande, et qui n’a pas encore fait sa toilette du dix-neuvième siècle. Comme habitant, je l’aimerais mieux attifée à la dernière mode, car elle aurait partout du gaz, la nuit, au lieu de dangereuses ténèbres ; son ruisseau fangeux serait canalisé, son pavé si dur, uni, mais sans macadam, et ses rues tortueuses, alignées comme un régiment prussien, pour le plus grand profit des gens affairés : touriste, je la préfère telle qu’elle est.

N’est-ce pas, en effet, une vraie joie que de trouver en descendant de wagon, derrière les lignes rigides de l’architecture militaire, une vieille cité gothique, au lieu de l’éternel quadrant de Regent’s street qu’on rencontre à présent partout. Les siècles devraient bien, comme les terrassiers, laisser çà et là des témoins au milieu de l’œuvre de destruction et de nivellement qu’ils accomplissent. Il y aurait un si grand charme à contempler de loin en loin le passé vivant !

Après cela, peut-être bien que le passé ne nous plaît tant que parce qu’il est mort, ce qui nous donne le plaisir de le recréer à notre guise ou de lui démontrer péremptoirement qu’il a eu de bonnes raisons pour mourir. Dans ce cas, c’est plaisir d’historien ; dans l’autre, d’artiste et de poëte ; car la muse aime les horizons lointains comme les vieux souvenirs, et pour que l’imagination déploie librement ses ailes d’or, il faut lui ouvrir le temps et l’espace.

Un guichet de boulanger, à Ulm.

Malheureusement, je n’ai jamais été ni artiste ni poëte désireux de jeter un brillant manteau sur les épaules du Temps ; je suis simplement un quêteur de faits, qui les ramasse pour demander à chacun sa raison