Page:Le Tour du monde - 05.djvu/256

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à la porte ou en les corrompant. L’estanco est un fermage, et les fermiers, qui sont généralement des étrangers fort soigneux de leurs intérêts personnels, trouvent un profit plus immédiat et surtout plus de garanties contre la concurrence, à importer le tabac qu’à en favoriser la culture à l’intérieur. D’autres pensent de même à l’égard du coton, et ce malheureux pays est ainsi privé de deux branches d’industrie qui, à elles seules, suffiraient à l’enrichir.

Le bâtiment qui servait de prison à nos hommes, était ce qu’on appelle au Mexique un meson, mot synonyme de celui de posada, plus usité en Espagne, et qui désigne comme lui une hôtellerie dans les traditions du moyen âge. C’était une vaste construction derrière laquelle s’étendait un patio immense, transformé le jour durant en un véritable marché d’où les liqueurs étaient seules proscrites. Les sandias ou pastèques, les chirimoyas, fruits de l’anone, les bananes, les limons, les oranges à trois pour un tlaco, les goyaves, les aguacates, mot que l’on a transformé, je ne sais comme, en celui d’avocat dans nos colonies, et une foule d’autres fruits y figuraient par monceaux ; on y vendait aussi des tortillas, des gâteaux, et l’on y préparait des ragoûts de mouton et de volaille au chile, gros piment doux qui est le condiment obligé de toute la cuisine mexicaine.

La Belle au mouillage de San Benito (p. 242). — Dessin de E. de Bérard d’après M. Vigneaux.

Les prisonniers dépensaient là, en dehors de la gamelle, le peu d’argent qui leur restait, et vivaient aussi heureux qu’on peut l’être en prison. Les officiers mexicains se montraient très-bienveillants et traitaient les détenus avec beaucoup plus d’égards que leurs propres soldats, auxquels ils prodiguaient volontiers les gourmandes et les coups de plat de sabre.

Nous vivions du reste tous dans la plus grande insouciance, jouissant de cette belle nature, et attendant de jour en jour la liberté que chacun nous faisait espérer. Je refusais plusieurs fois l’occasion de fuir que l’on m’offrit. Nous ignorions encore à cette époque qu’un arrêt du dictateur appliquait à toute notre troupe dix ans de presidio, et condamnait a mort particulièrement ceux qui, comme moi, étaient arrivés avec M. de Raousset.

Ern. Vigneaux.

(La suite à La prochaine livraison.)