Page:Le Tour du monde - 05.djvu/258

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à cinq lieues. Sa population est de deux à trois mille âmes ; il s’y tient annuellement une foire de quelque importance.

Au delà des montagnes, une plaine marécageuse, que traverse une chaussée, s’élend jusqu’à un lac qui miroite à l’horizon ; des hauteurs boisées servent de cadre au tableau. Des deux côtés de la chaussée, sur toute la surface du marécage, le sol est bouleversé comme s’il eût été pioché, mais pioché par des Titans, car nul bras humain ne pourrait soulever ces énormes blocs anguleux de tourbe durcie, noire comme de la houille. Ce désert humide et sombre en dépit d’un soleil splendide dont il absorbe les rayons, produit une impression pénible, navrante. Le village de San Leonel, où nous devons passer la nuit, est situé sur une éminence pierreuse ; quelques cabanes groupées autour d’une vieille église sans caractère, un meson assez propre, le composent tout entier. La petite population du lieu était en émoi ; la cuadrilla de voleurs, dont j’ai parlé plus haut, avait passé par là la veille, et, entre autre butin, ces drôles avaient enlevé quelques jeunes filles bonnes à marier.

Le lendemain, je pars seul, à pied, avant la colonne ; j’ai prêté mon cheval à un écloppé, les réquisitions n’ayant pas fourni un nombre suffisant d’animaux. M. Guilhot demeure avec la troupe afin de calmer quelques symptômes de mécontentement qui se sont manifestés la veille et le matin.

Je chemine accompagné d’un groupe de femmes attachées à notre escorte ; la plupart des soldats sont mariés ou tout au moins vivent à l’état d’union illégitime, car le mariage est un luxe que le pauvre Indien ne se procure que difficilement. Il n’y a pas de mariage civil au Mexique, et la bénédiction religieuse y est chère ; son prix varie de quinze à vingt-cinq piastres, selon les paroisses, ce qui représente deux à trois mois de travail au moins pour un de ces prolétaires. Aussi, la plupart d’entre eux attendent-ils, pour se présenter au curé, que leur union ait fait scandale, car alors le révérend padre est tenu de les marier gratuitement.

Les femmes qui s’attachent aux soldats les suivent partout comme cela se voyait en France avant 89 ; misérablement vêtues, quoique très-propres, les pauvres créatures que j’accompagne m’intéressent beaucoup ; elles sont vaillantes et dévouées, et rendent de grands services autour d’elles, notamment en préparant le repas du soir du soldat qui, en campagne, ne mange qu’à la fin de la journée et fait des étapes de quinze et dix-huit lieues. Elles portent sur le dos un paquet de nippes enveloppées dans leur rebozo, dont les deux extrémités sont nouées sur leur front ou sur leur poitrine. Une ou deux ont un poupon à cheval sur le paquet.

Elles causent entre elles, mais dans un dialecte corrompu, mélange d’indien et d’espagnol auquel je ne comprends rien, avec cette gravité mélancolique qui caractérise la race indienne, souriant quelquefois, ne riant jamais : l’ivresse seule a le pouvoir d’exciter ces gens jusqu’au rire. J’ai de la peine à tirer d’elles quelques paroles fort révérencieuses, mais, en revanche, elles me comblent de prévenances sans en être priées. La contrée que nous traversions, sauvage et très-accidentée, boisée par moments, était coupée d’une foule de ruisseaux gonflés par les pluies ; avec de grosses pierres qu’elles plaçaient de distance en distance en travers du courant, elles me facilitaient le passage à pied sec, et deux d’entre elles me prêtaient en outre l’appui de leur épaule pour m’éviter les chutes sur ces galets instables et glissants. Je me trouvais profondément ridicule dans ce rôle-là ; mais, comme j’étais le seul de cet avis, la chose n’avait aucun inconvénient et je me laissais faire.

Le monte de los Cuartos, que nous atteignîmes bientôt, est une forêt qui couvre une région montagneuse et tourmentée, où les caprices de la nature prennent un caractère grandiose et pittoresque. La route a dû être ouverte ici à grand-peine au sein du rocher ; elle est pavée et bien entretenue. À droite et à gauche ce ne sont que ruines granitiques, gorges sombres, précipices, talus menaçants couronnés de sapins, de chênes et de genévriers ; à certain endroit, la chaussée est suspendue au bord d’une baranca profonde, crevasse gigantesque dont les parois sont tapissées de verdure et sillonnées de torrents. En plongeant mon regard dans cet abîme, je vois un aigle planer au-dessus de la cime des grands arbres, et sur les clairières gazonnées, quelques taches obscures me représentent des cabanes ; c’est un panorama d’une hardiesse à donner le vertige.

Le hameau d’Olocote se trouve au débouché de la montagne, à l’entrée d’une belle vallée dont le sol fertile a des dépressions de niveau qui forment des talus verticaux ; des montagnes abruptes et menaçantes servent de cadre au tableau. Sur leurs flancs noirâtres se dessinent d’étroites bandes d’argent, ce sont des chutes d’eau qui s’élancent de leur sommet et viennent se briser à leur base.

Près de Teticlan je fus rejoint par un cavalier qui m’offrit amicalement de me prendre en croupe, ce que je n’eus garde de refuser. Il était armé pour la pluie, selon l’expression locale qui qualifie de armas de agua, deux peaux énormes, de veau généralement, fixées au pommeau de la selle par un de leurs coins, et qui, venant se rattacher à la ceinture du cavalier par derrière, mettent ses jambes et ses pieds parfaitement à l’abri de l’humidité. Son sarape protégeait la partie supérieure de son corps. Le sarape est une couverture en fine laine, d’un tissu serré de couleurs voyantes, invariablement percée au centre d’une fente longitudinale destinée à recevoir la tête, et qui ne laisse passer l’eau qu’à la longue. Enfin une enveloppe de toile cirée recouvrait son chapeau à grandes ailes.

Mon conducteur se détourna quelque peu de sa route pour venir me déposer à la porte de Teticlan, hacienda sucrière dont la population appartient à la race des Indios Pintos. On désigne ainsi quelques tribus dont l’épiderme, d’une teinte moins foncée et tirant davantage vers le jaune, est moucheté de plaques irrégulières d’une nuance cuivrée obscure ; ce caprice de la nature ne prévient nullement en faveur de ces pauvres