Page:Le Tour du monde - 05.djvu/295

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carafes et bouteilles, et, très-souvent aussi, cuillers et fourchettes. Chacun trempe les lèvres à son tour dans ce hanap et le remet à sa place ou le passe à son voisin, ce qui est assez patriarcal. Au reste les Mexicains ne boivent en général qu’à la fin du repas.

Le soir, notre cercle s’agrandit de quelques amis ; les guitares furent décrochées de la muraille, et l’on chanta quelques romances naïves sur des airs dolents ; on dansa même, mais sur le même rhythme et avec le calme de gens qui ont bu de l’eau à souper. On s’amuse très-discrètement dans les réunions mexicaines ; ces natures ardentes ne connaissent pas de milieu entre des emportements sans réserve ou une réserve compassée, indispensable toutes les fois qu’il leur faut conserver de l’empire sur elles-mêmes.

Parmi les moyens que don Jose pensait mettre en œuvre pour me retenir dans le pays, un mariage devait entrer, je crois, en première ligne. Une petite belle-sœur de mon digne hôte, âgée de seize ans environ, et répondant au doux nom de Pepita, fut avec moi l’objet des attentions générales ; on l’obligea à faire entendre souvent sa voix qui était jolie, et à chanter ce qu’il y avait de plus langoureux dans son romancero ; on m’obligea aussi à danser avec elle, sinon aussi souvent que je l’aurais désiré, du moins plus souvent que je ne l’eusse fait, par convenance, si je n’y avais été invité : tout cela était significatif. J’échappai à cet écueil matrimonial, qui était, j’en conviens, aussi séduisant que brin de fleur d’oranger puisse l’être, et vers dix heures je pris congé avec regret de ces bonnes gens. Si l’on veut connaître le Mexique, c’est dans le peuple qu’il faut aller faire des études, ce peuple si bon malgré ses malheurs, si avide de savoir malgré son ignorance et ses préjugés, si plein de séve malgré son long servage, ce peuple en qui repose l’avenir du pays. Il serait bon, au contraire, de se méfier beaucoup des hautes classes, infime minorité où la même ignorance se trouve doublée d’une vanité insoutenable, de la haine du progrès et d’un égoïsme qui la porterait à vendre au premier enchérisseur étranger et sa patrie et ses institutions politiques, pour s’assurer le maintien d’odieux priviléges et l’impunité d’un passé qui crie vengeance.

Je me rendis à l’hôtel des diligences où je comptais passer la nuit : on m’installa dans une chambre des plus confortables, et, pour la première fois depuis vingt-cinq jours, je goûtai l’ineffable jouissance de m’étendre sur un bon lit, entre deux draps bien blancs, dans un négligé antique.

À trois heures du matin il fallut s’arracher à ces douceurs pour aller prendre le chocolat, dont la fourniture est comprise dans le prix de la nuitée ; ceci fait, on monte en voiture. Les diligences mexicaines ne ressemblent en rien aux nôtres : construites aux États-Unis, elles sont taillées sur le modèle des stages anglais et américains. Ce sont de gros coffres ronds, peints de couleurs vives, suspendus entre quatre grandes roues rouges, et d’une solidité qui inspire parfois une véritable admiration. Les bagages sont entassés derrière, sur la plate-forme où se tiennent ordinairement les laquais. Il y a trois places sur l’impériale ; à l’intérieur, on est neuf sur trois bancs ; les voyageurs auxquels leur numéro d’inscription assigne celui du milieu, et j’étais dans ce cas, ont l’avantage d’être plus rapprochés des portières, mais ils ont le désagrément d’être sur un siége fort étroit, et de n’avoir d’autre soutien qu’une large bande de cuir qui traverse les reins ; en somme, ils sont très-mal à leur aise.

Six beaux chevaux, fort bien harnachés, conduits par un cocher très-habile et surtout très-audacieux, un yankee généralement, emportent la voiture au milieu d’un tourbillon de poussière, à travers des chemins qui mettent l’élasticité des ressorts à de rudes épreuves.

Nous n’étions que huit, savoir : un Anglais, un Américain, deux Mexicains et quatre Français. Sur les deux Mexicains, il y en avait un qui ne disait rien ; l’autre ne s’exprimait qu’en français et ne parlait que de Paris, où il avait habité longtemps. Nous étions donc tous étrangers en quelque sorte, et je n’étais plus au Mexique, que j’allais entrevoir de loin seulement désormais, par la portière d’un stage américain.

Nous traversons, comme dans un songe, les pueblos d’Amozoque et d’Acajete, la montagne del Pinal boisée de sapins, les champs de maguey de Nopaluca, et la plaine aride où s’élèvent les hameaux de las Ventillas et de Vireyes, entre la venta del Ojo de Agua, et le pueblo de Tepeacoalco.

En approchant de Perote ces plaines prennent un aspect désolé ; les habitations deviennent aussi rares que les arbres ; le cactus, l’aloès et le palmier nain hérissent des mornes pierreux de formation volcanique ; des montagnes pelées, au profil sévère, forment un sombre horizon sur lequel se détachent bizarrement de pâles petites trombes de poussière, qui ressemblent à des colonnettes de fumée. Au loin, sur la plaine où le tequezquite se mêle au sable, le mirage nous fait voir un lac étincelant qui n’existe pas plus que les arbres qui paraissent se mirer dans ses eaux. Il fait une chaleur atroce.

À notre droite, et vers l’orient, se dresse le Coffre de Perote, montagne de porphyre basaltique, couronnée d’un rocher taillé par la nature en forme de coffre ou de tout autre objet qui y ressemble. Les Aztèques le nommaient Nauhcampatepetl, du mot nauhcampa qui désigne toute chose carrée, joint à celui de tepetl, montagne. Le Coffre mesure quatre mille quatre-vingt-neuf mètres, d’après Humboldt. Bien qu’il n’y ait pas trace de cratère à son sommet, on croit que c’est un ancien volcan. Le pays environnant est en général aride et couvert, en certains endroits, de fragments de laves et matières vitrifiées ou de scories volcaniques.

Nous nous arrêtâmes à Perote, où nous devions passer la nuit. Cette ville, située à peu de distance et au nord-ouest du Coffre, à deux mille trois cent cinquante-quatre mètres d’élévation, passe au Mexique pour jouir du climat de la Sibérie : le fait est que l’air y est piquant par moments et que la température moyenne est peu élevée.

L’hôtel des diligences est assez mal installé : c’est,