Page:Le Tour du monde - 05.djvu/346

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le grain ; on a fait aussi le verbe milpear, récolter la milpa, la moisson. Chaque propriétaire, hacendado, désigne dans ses terres la partie de bois qui doit être abattue pour faire place à la semaille du maïs. Toute la presqu’île est couverte de bois. Les Indiens se rendent donc au lieu indiqué, coupent, abattent bois et taillis, puis laissent sécher sur place. Ceci se passe généralement au mois de septembre ou octobre ; six mois de soleil calcinent ces branchages ; au mois d’avril qui précède les pluies, on dispose les bois de manière que, le feu une fois allumé, l’incendie se propage facilement à toute la masse abattue. Dans le même mois, vers le midi, se lève régulièrement un vent impétueux qui pousse les flammes en tourbillons et facilite l’incendie, quemason. Si tout brûle bien, c’est une chance de bonne récolte, les cendres fument la terre ; sinon l’on perd une masse de terrain préparé qui, restant embarrassé par les cadavres des arbres, ne donne plus qu’une maigre récolte. Une fois ceci fait et les premières pluies tombées, l’on pique le maïs et l’on attend.

Cette manière de cultiver s’explique par la difficulté de labourer une terre dont l’arête calcaire écorche de toutes parts la couche végétale, et aussi par le défaut d’animaux domestiques et d’instruments de fer. Les Indiens durent chercher une méthode plus expéditive de préparer le sol à la culture. Ce vent régulier, s’élevant chaque jour à la même heure, leur donna probablement l’idée de recourir à l’incendie afin de débarrasser la terre ; n’ayant pas de bestiaux, et par conséquent d’engrais, la cendre parut pouvoir les remplacer, et comme dans une contrée où la chaleur est intense les bois sont de peu de valeur, on n’eut aucun sacrifice à faire pour suivre ce qui s’offrait si naturellement à l’esprit.

Je reviens au thermomètre. Tout le monde sait que, d’après un principe physique, la chaleur se concentre et s’accumule sans cesse, dans une serre et que par la superposition de plusieurs vitrages on peut arriver à l’ébullition ; or, la quemason, au Yucatan, opère en grand le même phénomène. Quand, dans toute la péninsule à la fois, on brûle la milpa, l’atmosphère se couvre d’épais nuages de fumée ; on ne voit plus le soleil qu’au travers d’un brouillard qui rappelle le verre noirci dont on se sert pour observer les éclipses ; si le vent tombe, la fumée reste suspendue et forme serre. Là, le calorique se concentre, s’amasse, et le thermomètre monte quelquefois au delà de quarante-deux degrés. La chaleur devient alors intolérable.

Mon premier soin en rentrant à Mérida fut de préparer mon expédition pour Chichen-Itza. Je nettoyais donc mes glaces afin de les retrouver toutes prêtes en arrivant, m’évitant ainsi une besogne difficile dans les ruines et désagréable. Je remplis un litre de collodion normal prêt à être sensibilisé, et comme j’avais remarqué lors de ma première expérience que sur des plaques de trente-six centimètres sur quarante-cinq, le collodion était sec dans le haut avant d’arriver au bas du verre, je le composai de cent dix parties d’alcool contre quatre-vingt-dix d’éther et un pour cent d’iodure ; encore étais-je obligé de le verser en toute hâte et de précipiter immédiatement la glace dans le bain.

Le collodion ainsi composé est fort léger, très-délicat, et j’éprouve aujourd’hui combien il adhère peu à la glace ; mais c’était la seule manière de réussir pour d’aussi grandes dimensions, et je fus obligé d’employer la même recette dans mes expéditions successives. Tout étant prêt, je fixai le jour du départ. Cette fois, je l’avoue, je ne partais pas sans émotion : les ruines étaient loin, j’allais seul, ces légendes d’Indiens barbares, les actes de férocité commis par eux, leur dernière victoire qui grandissait encore la terreur de leur nom, tout cela me troublait et m’impressionnait vivement. Suivant la coutume, la caleza fut vers ma porte à deux heures, et, le tout emballé le mieux possible, les mules m’entraînèrent avec rapidité sur la route d’Izamal.

La matinée était fraîche et délicieuse, la nuit sombre et le bois plein de mystère. Quelques lucioles jetaient au vent leurs dernières étincelles ; de temps à autre, de lourdes charrettes s’arrêtaient au bruit de la caleza, lancée au galop, et, aux cris de mon domestique, se rangeaient sur le bord de la route, afin d’éviter tout accident. Plus tard, une bande orangée annonça le jour, et, au moment où le premier rayon de soleil dorait la cime des arbres, le bois retentit des cris perçants des chachalacas, du habillage infernal des perruches et des sifflements aigus du geai bleu, en même temps que les lapins fuyaient sous les épines et que des volées de cailles croisaient la route. Tout ce gracieux petit monde saluait le jour et lui souhaitait la bienvenue. La chachalaca, dont j’ignore le nom savant et dont l’appellation indienne n’est qu’une heureuse onomatopée, est une espèce de gallinacée à chair dure et coriace. J’en tuai deux, mais elles étaient immangeables. N’étaient-elles plus de la première jeunesse, qiuen sabe ? dirait un Mexicain. J’eus cependant occasion d’en manger d’autres par la suite et toujours avec le même insuccès.

À quelques lieues de Mérida, je vis passer une once, mais j’eus à peine le temps de mettre en joue, elle avait disparu ; le domestique, pas plus que les mules, n’avait paru effrayé.

Le bruit cessa comme il avait commencé ; tout ce chagrinant tapage s’envola avec la fraîcheur. Le soleil se montra, et bientôt un silence absolu régna dans le monte, le bois. Après un repos de quelques heures donné aux mules, nous reprîmes la route d’Izamal ; il était cinq heures quand nous y arrivâmes.

Le correspondant de la poste fut assez aimable pour m’offrir l’hospitalité, et le matin, de bonne heure, je me rendis chez D. Agustin Acereto, afin de lui demander les lettres qu’il m’avait promises. Il me les fit donner de suite, me recommandant de me hâter et de ne rester à Chichen-Itza que le moins longtemps que je pourrais, les circonstances ne lui permettant de répondre de rien. Je lui fis mes adieux et je partis. Mais au moment de monter en caleza, je m’aperçus avec épouvante que le devant de ma chambre noire était entièrement défoncé ; je m’empressai de délier les bagages afin de mieux