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jusqu’à notre comparution devant le grand juge, quelques jours avant notre départ. Pendant cette longue captivité, nous n’avons eu à notre disposition aucun autre meuble que ceux dont l’énumération précède : pour être juste, je dois y ajouter un seau en fer et une Bible qu’une amère dérision semblait avoir placée là. On nous avait jetés dans cette affreuse prison tels que nous étions en sortant des mains de la populace de Weston. Pendant plus de dix jours, nous n’avons pas eu assez d’eau pour boire, à plus forte raison pour les premiers besoins de la toilette. Nous étions obligés de nettoyer, tant bien que mal, le sang figé sur notre figure, avec une vieille couverture et notre salive. Jusqu’à l’arrivée de ma femme, qui parvint, après trois semaines, à découvrir notre prison, nous n’avons pu changer de linge… Chaque soir, deux hommes arrivaient régulièrement à huit heures pour monter la garde dans la grande salle pendant la nuit. De plus, le geôlier venait de temps à autre jeter sur nous un coup d’œil. Pendant la première semaine, les border ruffians, au nombre d’environ trois cents, stationnaient autour de la prison et formaient un véritable camp. Ils étaient armés de mousquetons et de rifles, et tenaient braqué sur la porte un canon en cuivre. La première nuit, ils tirèrent ce canon en signe de triomphe, et le geôlier nous dit qu’ils avaient cassé presque toutes les vitres de la court house… (palais de justice). Nous entendions au dehors ces forcenés qui ne cessaient de jeter des cris perçants, de pousser des hurlements, de tirer des coups de fusil et de menacer les Yankees, Jim Lane et tous les abolitionnistes du Kansas, de tirer d’eux les plus horribles vengeances. »

Quelques jours après, un meeting se réunit dans la ville, et l’on y prit la résolution d’aller pendre et brûler Doy et son fils, ces damnés voleurs de nègres. Deux individus vinrent successivement apporter cette nouvelle aux prisonniers, et leur annoncer que vingt-cinq hommes avaient juré de forcer la prison, et qu’ils allaient arriver. Le docteur barricada sa porte intérieurement avec le lit de fer, écrivit à sa famille une lettre où il annonçait sa situation, et, armé de bâtons que les prisonniers de la grande salle avaient tirés du bois à brûler pour les lui donner, il attendit l’émeute avec son fils, décidé à vendre chèrement sa vie. Il n’eut pas besoin d’en venir à cette extrémité : les ruffians furent détournés de leur projet par le juge Morton, qui menaça de décharger son fusil sur le premier d’entre eux qui avancerait, et leur promit toute satisfaction par les voies légales.


IV

Pouvoir d’un journal. — Un curieux dialogue. — La femme et la fille du docteur.

Doy était depuis dix jours incarcéré à Platte-City, quand on amena dans la grande salle un Irlandais arrêté pour ivresse, et qui devait être relâché le lendemain. Par le grillage de sa porte, le docteur pouvait non-seulement voir l’intérieur de cette salle, mais encore converser quelquefois avec ceux qui y étaient détenus. Quand il jugea l’Irlandais plus en état de le comprendre, il lui proposa de porter une lettre à Leavenworth, au citoyen Vaughan, l’assurant qu’il recevrait une bonne récompense. La proposition ayant été agréée, Doy emprunta un crayon à un autre prisonnier, et, sur une page blanche détachée de la Bible, raconta les détails de son enlèvement et les mauvais traitements qu’il avait à souffrir en prison. L’Irlandais, remis en effet le lendemain en liberté, emporta cette lettre.

« Deux ou trois jours après, à onze heures du soir, le shériff, suivi du geôlier, du député Marshal, fédéral de Leavenworth-City, et d’un homme, clerc à Liberty (Missouri), tous assez saturés de Whiskey, entra dans la prison, et me tendit, avec une colère concentrée, une copie du Leavenworth-Times, en me demandant si cette lettre était bien écrite par moi. À la lumière de sa chandelle, je reconnus ma lettre à Vaughan, qui avait été publiée, et je répondis affirmativement. J’ajoutai même que, s’ils s’étaient donné la peine de venir dans la journée, ils auraient pu s’assurer que tout était conforme à ce que j’avais décrit.

« Pourquoi avez-vous écrit de tels mensonges ?

— Je n’ai écrit que la vérité.

— Vous ne pouvez pas dire qu’il soit vrai qu’on ne vous donne pas d’eau pour vous laver.

— Si, je le dirai.

— De Bard, dit le shériff s’adressant au geôlier, ils prétendent n’avoir pas d’eau pour se laver.’

— C’est un sacré mensonge.

— Oh ! dis-je, vous n’en pouvez rien savoir, mais appelez votre fils. (Celui-ci était chargé de nous fournir le nécessaire.) John, continuai-je en le voyant entrer ; dites au shériff Bryant si nous ne vous avons pas prié tous les jours de nous apporter de l’eau pour nous laver ?

— Eh bien ! je suppose que vous l’avez fait ?

— Combien de temps y a-t-il que vous ne nous en avez apporté ?

— Je ne sais pas.

— Nous en avez-vous donné depuis huit ou dix jours ? Dites vrai, car si vous ne le dites pas, il y a assez de personnes ici pour vous démentir.

— Eh bien ! je ne sache pas vous en avoir donné.

— Ainsi donc, monsieur Bryant, vous pouvez considérer ce point-là comme prouvé, et si je voulais continuer, je vous prouverais tous les autres. Le fait est que nous n’avons même pas eu assez d’eau pour boire, et, grâce à ce poêle placé à quatre pieds de nous, que le gardien, en dépit de nos observations, s’obstine à chauffer tout rouge, nous avons failli plus d’une fois être suffoqués, et nous avons souffert le martyre de la soif. Vous ne traiteriez pas de la sorte un animal à vous, et pourtant nous sommes de libres citoyens de l’Amérique, enlevés de force à notre pays, sans avoir commis le moindre délit, et simplement mis en dépôt pour être interrogés. »

Le shériff, craignant que de nouvelles plaintes des prisonniers fussent livrées à la publicité, ordonna de leur donner l’eau dont ils auraient besoin, mais ils ne purent obtenir ni habits, ni lit meilleur, ni la permission