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Nous allâmes, au coucher du soleil, prendre le thé et manger des pâtes sucrées chez un personnage de la suite royale, où nous trouvâmes un improvisateur débitant des histoires à rire, et sachant, par ses gestes et ses inflexions de voix, impressionner vivement les spectateurs : le thème s’éloignait peu des conquêtes d’Iskander (Alexandre le Grand), ou des exploits herculéens d’un certain Roustem, dont les hauts faits seraient trop longs à raconter ici.

Les Persans ont l’esprit très-prompt à placer une anecdote ou une citation des poëtes ; un seid (descendant du prophète), qui était dans notre société, en saisit bientôt l’occasion. Un chat faisait une promenade un peu aérienne autour d’une corniche du plafond : il finit par tomber d’une dizaine de pieds sans que cette chute lui eût causé aucun mal. Il n’en fallait pas davantage pour occuper longuement la conversation : notre turban vert demanda si nous connaissions la raison de cette propriété enviable du chat de faire impunément des sauts périlleux. J’eus la simplicité de provoquer l’explication historique de la chose, qu’il donna de la manière suivante :

Ali (homme saint le plus vénéré dans l’Iran) s’était un jour institué le distributeur des rations de l’humanité ; Omar (autre homme saint, ennemi du premier et très-respecté par les Sunnites), voulant convaincre Ali d’imposture, se présenta à lui en tenant un grain de blé entre le pouce et l’index ; très-disposé, si Ali lui en niait la propriété, à l’avaler pour le faire mentir, ou à le jeter s’il l’octroyait : « Ali, dit-il, ce grain est-il destiné à ma ration d’aujourd’hui ?

— Non, » répondit celui-ci. Au même instant, Omar se lance le grain dans le gosier avec une telle précipitation qu’il lui fit faire fausse route de manière à être rejeté immédiatement. Le chat d’Ali, qui faisait le gros dos entre les jambes de son maître, avala aussitôt le grain, échappé ainsi à Omar, qui s’en alla toussant et confondu. En mémoire de ce service, Ali donna au chat la propriété de ne jamais toucher la terre avec son dos… Ce qu’il fallait démontrer !

Comme je fis observer que l’iman avait un peu d’orgueil en voulant faire concurrence à Dieu, qui ne souffrirait certainement pas ce double emploi, mon seid dit qu’il m’amènerait un mollah (prêtre) plus instruit que lui pour discuter la question ; ce dont je le remerciai, ayant suffisamment appris la cause qui fait toujours tomber les chats sur leurs pattes.


Le départ de la chasse royale. — Le cortége du Schah.

Le lendemain à neuf heures du matin, un coup de canon retentit. C’est, en toute résidence du roi, le signal annonçant que le départ doit avoir lieu dans une heure.

On se prépara donc en toute hâte.

Ma cabane étant placée sur la route même que l’on devait suivre, je pus voir la cérémonie dans tous ses détails.

Le cortége est ouvert par un veneur suivi de quelques cavaliers portant de longues lances. Viennent ensuite les coureurs habillés de rouge et coiffés d’un bonnet bizarrement pavoisé de papier doré et de pompons de diverses couleurs.

Les hauts dignitaires, qui ne suivent pas la chasse, marchent à pas comptés jusqu’à l’extrémité du village devant le cheval du Schah.

Le Schah s’avançait seul, vêtu très-simplement. Il portait un coulidjé en châle cachemire (espèce de redingote dont les manches ne dépassent pas le coude), et un pantalon large en étoffe bleue entrant dans les bottes jusqu’aux genoux ; un manteau en peluche bleu de ciel recouvrait le tout. Il était coiffé d’un petit bonnet en peau d’agneau noire sans ornements, remplaçant aujourd’hui le grand coula, qui n’est plus porté que par les marchands du bazar.

Derrière le roi venaient : le porteur du mouchoir royal, le serviteur qui tient toujours de l’eau froide dans une théière en or, les arquebusiers avec les fusils de chasse, la foule des invités, le mulet chargé du poteau et des verges à flageller, d’autres mulets portant des tapis roulés et des caisses avec des vêtements de rechange pour le roi, les kaléandars à cheval, enfin trois cents cavaliers sous les ordres du fils de Sépehsalar (ministre de la guerre), enfant de quatorze ans monté sur un fort beau cheval et s’avançant gravement, comme il convenait à son rang, au milieu de ces hommes à la physionomie sauvage, à la barbe noire, aux costumes variés, qui, à l’exception du bonnet uniforme pointu et poilu, n’ont d’autre règle que la fantaisie pour leur équipement, leur armement et même pour le harnachement de leurs chevaux.

Nous suivîmes, en nous dirigeant vers la montagne, un sentier que je n’avais pas su trouver la veille. Il est d’usage, à la chasse, de laisser un espace libre à une centaine de mètres du souverain, pour ne pas gêner ses mouvements. On s’éparpilla donc par petits groupes, les uns avec les faucons, d’autres avec les lévriers ; chacun prenant son plaisir à sa guise. Quelques cavaliers se défiaient à la course ou se livraient à des fantasias.

Nous ne devions voir, ce jour-là, que du petit gibier : perdrix, lièvres, renards, etc. Après quelques coups de feu, on se prépara à longer le flanc d’une croupe dont un ruisseau nous séparait. Tout le cortége franchit ce ruisseau à gué. Pour moi, arrêté à une place qui dominait un peu ce mouvement, j’en suivis tous les détails avec le plus vif intérêt. Rien n’était plus pittoresque que la diversité des costumes éclatants où le rouge dominait et qui tranchaient sur le sol recouvert de neige. Le cours du ruisseau était tourmenté par des monceaux de roches qu’il fallait tourner pour gagner l’autre bord ; ce qui complétait l’originalité du tableau que j’avais sous les yeux.

Le roi, qui conduisait la chasse, était, on le comprend, le mieux monté de tous, et laissait en arrière les autres chasseurs. Pour lui, jamais une difficulté de terrain n’est un obstacle, car il a toujours à sa disposition quatre chevaux richement harnachés, frais et tout prêts à remplacer celui qu’il vient de fatiguer ; je dois ajouter qu’il en use largement.