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dans la belle saison, tout cela entre la route et la mer. À droite sont des champs de cannes qui s’étendent jusqu’aux flancs des montagnes, et sur la route les tamariniers et les bois noirs, au feuillage sombre, ou bien quelque cocotier élancé, le tronc nu, avec une couronne de fruits verts à la cime et un bouquet de palmes qu’agite et découpe la brise.

En entrant dans le quartier de Saint-Leu, le paysage change. Le sol devient montagneux et des landes stériles, des savanes non encore défrichées, succèdent peu à peu aux verdoyantes campagnes de Saint-Louis. Près du rivage on aperçoit les fours à chaux où l’on calcine les coraux de la côte. La fumée blanche et épaisse qui s’en dégage voile à demi les habitations.

À mesure que l’on entre dans la ville le paysage redevient riant ; mais Saint-Leu ne se présente plus au voyageur avec un air de fête comme autrefois. Bien des demeures jadis splendides sont aujourd’hui délabrées et vides d’habitants ; plus d’une varangue, autrefois animée de rires joyeux, pleure ses hôtes disparus et voit se déjeter ses colonnes. Avant la culture de la canne, Saint-Leu était le quartier le plus riche après Saint-Denis. On y cultivait le coton avec succès, et son café était le plus renommé de l’île. Il a gardé son antique réputation, et aujourd’hui encore chacun veut avoir du Saint-Leu. Nul ne veut entendre parler des cafés de Saint-Benoît, de Sainte-Suzanne ou de Saint-Pierre, qui cependant valent bien le premier. En France, c’est à peu près la même histoire. Le Martinique et le Bourbon, devenus très-rares tous les deux, sont seuls admis sur nos tables, au moins de nom, et ni le Java, ni le Rio et tant d’autres, qui inondent tous les marchés, ne sont avoués chez l’épicier. Il le faut bien, l’acheteur demande avant tout l’étiquette, et à toute force veut être trompé.

De Saint-Leu à Saint-Paul, la route traverse une série de ravines aux anfractuosités pittoresques semées de bouquets de bambous. Elle s’élève sur une forte rampe, attachée au flanc des coteaux qui bordent cette partie du rivage. La plupart des savanes se prolongent jusqu’à la mer et ne sont pas encore défrichées. Le petit village de Saint-Gilles caché sur le rivage, et l’entrée d’une gorge profonde, ne vit presque que de la pêche. En été on y prend des bains de mer sans crainte des requins. La campagne aux environs rappelle les landes de la Gascogne ou les coteaux dénudes du Morvan. Parfois apparaît un Malgache gardeur de bœufs. Ces animaux étiques, encore fatigués de leur traversée, sont nonchalamment étendus au soleil, ou broutent dans les champs en friche une herbe rabougrie et desséchée ; cependant le pâtre indolent fredonne un air natal,

Et songe à sa grande île en regardant la mer.

Saint-Gilles. — Dessin de E. de Bérard d’après une lithographie de M. Roussin.

D’autres fois, à l’entrée d’un champ de cannes, se montre un gardien, Cafre ou Mozambique, un haillon serré autour des reins et la lance au poing. Tel est l’aspect et telles sont les armes du garde champêtre colonial. Sur la route, quelques noirs, marchant pieds nus, se rendent à Saint-Leu ou Saint-Gilles, et vont nonchalamment, suivis de leur femme, qui trouve encore moyen de rester en arrière. Par moment passe le riche équipage d’un planteur, ou bien c’est un habitant à cheval galopant le long du chemin, et suivi de son domestique malabar, qui s’essouffle à courir à pied tenant l’animal par la queue.

À la descente de cette route si animée ne tarde pas à apparaître Saint-Paul, dont les maisons restent en partie cachées au milieu de leurs épais ombrages. Sur la mer s’avance un magnifique pont-débarcadère, qu’envie Saint-Denis, et au bord du rivage est le mât de signaux. La belle promenade de la chaussée, l’étang aux eaux tranquilles, de vastes champs de cannes, des jardins plantés de verts légumes, de longues allées de filaos, varient, comme à plaisir, ce paysage enchanteur. Sur la baie, toujours calme et unie, sont quelques navires, et la pointe des Galets au nord, le cap la Houssaye au sud, ne semblent s’avancer sur l’eau que pour mieux protéger cette rade chérie du marin. Dans la plaine et sur les hauteurs sont quelques sucreries, et plus loin le Brûlé de Saint-Paul, plateau aride, labouré jadis par des feux volcaniques.