Page:Le Tour du monde - 06.djvu/220

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un grand fauteuil à la Voltaire. Malgré son état de souffrance morale et physique, il y avait du soin dans sa toilette ; son linge, quoique usé, était d’une blancheur éblouissante ; ses longs cheveux blancs tombaient sur ses épaules, tout en gardant un air de propreté extrême ; son visage d’une pâleur mate avait l’expression du désespoir ; ses lèvres fines et pâles semblaient n’avoir jamais souri ; ses yeux éteints, sans regard, faisaient mal à voir… Nous n’osions parler, nous restions debout sans nous approcher de ce martyr dont la vue nous pénétrait de tristesse et de respect.

Tout à coup un tremblement convulsif agita les mains du colonel, il fit signe qu’il voulait parler, mais son émotion enchaînait sa parole ; il fit encore un signe pour nous inviter à nous approcher de lui. Alors des larmes brillèrent dans ses yeux, on sentait que la lumière se faisait dans son esprit, lumière fugitive qui ne devait pas survivre à l’émotion. Peu à peu, il prit possession de lui-même, la lucidité revint et la conversation s’engagea. Il savait que nous devions aller à Bérézow, que c’était là notre véritable destination ; il nous dit qu’il y avait fait un séjour de quatorze mois et nous recommanda de loger dans la maison qu’il avait habitée et dont il avait gardé un très-bon souvenir. « Surtout, ajouta-t-il, n’accordez aucune confiance aux récits exagérés ou menteurs des voyageurs. On vous dira que les Bérézoviens sont inhumains, sauvages, cruels, que sais-je encore ! n’en croyez pas un mot ; leurs mœurs, au contraire, sont douces, et ils sont hospitaliers, bons et sincères… » Tout cela était à peine articulé. On voyait que chaque mot qu’il cherchait à prononcer lui coûtait un grand effort, et déjà son intelligence se troublait. En parlant de Bérézov, la France et l’Italie, qu’il avait connues dans des jours meilleurs, se présentèrent à sa mémoire, et tout se confondit dans sa pensée. Il nous assura que nous trouverions à Bérézov des fruits savoureux et exquis : des raisins, des pastèques, des melons, enfin tous ces fruits qui ne se rencontrent que dans les pays méridionaux.

Le colonel exilé.

S’apercevant que nous voulions prendre congé de lui, il posa sa main sur la mienne et dit encore : « Plus longtemps… » C’était le dernier souffle de sa raison. Nous quittâmes le colonel en nous promettant de ne pas renouveler ces déchirantes entrevues ; nous avions le cœur navré, et nous n’avions apporté aucun soulagement à l’illustre victime.

Pour dissiper nos tristes impressions, nous fîmes une excursion vers les rivages de l’Irtisch. Les eaux qui avaient débordé dans la plaine présentaient le plus magnifique coup d’œil ; nous ne nous lassions pas d’admirer le ciel qui projetait des rayons lumineux sur cette surface limpide. Avant de rentrer au logis, nous voulûmes visiter le jardin public, qui ne manque pas d’une certaine élégance ; les allées en sont sablées et plantées de bouleaux ; mais les arbres n’avaient point encore de feuilles, et nous remîmes à plus tard une autre promenade dans ce jardin sans fleurs et sans feuilles en cette saison.

Le lendemain, après dîner, une doroschka attelée de deux chevaux s’arrêta à notre porte ; nous nous mîmes à la fenêtre pour voir quel était ce visiteur qui nous venait. Tout est un événement dans une vie comme la nôtre, et nous aperçûmes le colonel Krzyzanowski au fond de la voiture. Aussitôt M. Marchoçki se précipita pour aider le colonel à descendre, et tous enfin nous allâmes au-devant de lui ; mes compatriotes portèrent sur leurs bras le vieillard impotent, et avec les plus grandes précautions ils franchirent sans accident nos deux étages. Notre ameublement était si modeste que nous ne possédions même pas un fauteuil pour l’offrir au malade ; un petit lit de repos était notre seul luxe, et nous y installâmes notre cher visiteur. Un mieux sensible se manifestait dans l’état du colonel ; la veille, il pouvait à peine articuler, et aujourd’hui il parlait presque facilement ; il semblait vouloir nous consoler de nos tristes et récentes impressions ; il y avait de la vivacité, de l’éloquence, et quelquefois, dans sa façon de s’exprimer, on sentait, en l’écoutant, qu’il voulait mettre à profit un de ces rares moments de lucidité ; il abordait différents sujets, il commençait des récits qu’il n’achevait pas : le lien, la suite lui échappaient, mais pourtant il y avait une apparence de calme et de raison dans ce qu’il disait. Peu à peu, ses idées se troublèrent, il devint plus triste, ses yeux s’assombrirent, il soupira douloureusement comme s’il souffrait des ravages de son intelligence ; alors il prit le ton confidentiel, baissa la voix, et nous parla des esprits invisibles qui l’entouraient le jour et la nuit. « Ces bienheureux esprits, nous disait-il, nous font entendre des chants mélodieux ; j’ai retenu les paroles et la suave harmonie de ces chants célestes, je vous les apprendrai à vous, madame Félinska, et vous les apprendrez à nos compatriotes. Cela vient du ciel, et vous rendrez à la Pologne ce que le ciel vous donne !… » Puis, il parla de l’avenir de la Pologne, mais c’était le dernier effort de sa raison… Nous pleurions tous : cette grande victime de l’exil et des persécutions moskovites nous brisait le cœur. Nous, nous commencions notre exil : c’était notre première étape ; lui le finissait par le martyre !