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échapper à un supplice qui doit recommencer à la poste suivante.

En m’éveillant le lendemain après avoir rempli les conditions de ce programme, je priai l’arriero qui m’accompagnait et que j’avais eu pour camarade de chambre de seller promptement nos bêtes. Pendant qu’il s’exécutait avec cette activité nonchalante qui caractérise les gens de sa profession, ]’allai dans la cuisine de l’établissement où brûlait un petit feu de déjections de lama (takia) préparer moi-même le chocolat à l’eau dont se compose invariablement le déjeuner du voyageur dans une traversée des Andes. Ñor Medina, mon muletier, achevait sa besogne comme j’avalais la dernière gorgée de mon breuvage. Nous n’eûmes plus qu’à régler nos comptes avec les postillons et à nous mettre en selle. Le soleil s’était levé dans un ciel pur ; la journée promettait d’être magnifique. Nous poussâmes nos montures, et la masure postale disparut bientôt derrière nous.

Au bout d’une heure de marche, qui nous avait élevés de quelques centaines de mètres, je commençai à ressentir un malaise général que j’attribuai à l’insuffisance de la pression atmosphérique. Ce phénomène, que les Quechuas des hauteurs appellent soroche, et dont ils n’ont pas à souffrir, doués qu’ils sont par la nature de poumons d’un tiers plus volumineux que ceux de l’Européen, est attribué par eux à des gaz méphitiques produits par l’antimoine — en quechua soroche — même aux endroits où ce métal n’existe pas. Une contraction du diaphragme, de sourdes douleurs dans la région dorsale, des élancements dans la tête, des nausées et des vertiges sont les prodromes de ce mal singulier, quelquefois suivi de syncope. Mais je n’allai pas jusque-là. Ñor Medina, averti de ce que j’éprouvais par ma pâleur livide et par mes efforts pour rester en selle, me remit une gousse d’ail en m’engageant à la croquer comme une praline. J’obéis, mais non sans grincer des dents. Cet antidote, que mon Esculape prétendait être souverain contre le soroche, n’ayant produit aucun effet, il me conseilla de m’appliquer sur le nez quelques coups de poing, qui, en déterminant une hémorragie, devaient, selon lui, amener un prompt soulagement ; mais le moyen me sembla par trop héroïque et j’aimai mieux grignoter une seconde gousse d’ail, malgré mon peu de prédilection pour l’odeur et le goût de cette liliacée.

Aspect général de la Pampilla.

Vingt minutes environ s’écoulèrent, et soit que le remède commençât à opérer, soit que mes poumons s’accoutumassent par degrés à cet air subtil, je sentis mon malaise se dissiper. Bientôt je fus en état de consulter mon compagnon sur le chemin qu’il faudrait prendre pour arriver à Cuzco, l’itinéraire que je m’étais tracé s’écartant de la ligne droite et des étapes qui la divisent assez irrégulièrement. L’homme énuméra les postes disséminées entre Arequipa et Cuzco, calcula leur distance respective, et conclut en m’annonçant que le chemin de Lampa, que j’avais choisi de préférence à la grande route qu’on nomme dans le pays : Carrera real de los Andes, avait sur celle-ci le désavantage d’offrir sept postes de moins et vingt-six lieues de plus, ce qui signifiait, en d’autres termes, qu’après de laborieuses journées à travers les casse-cou d’une contrée dont l’élévation varie entre dix mille pieds et dix-huit mille, nous ne trouverions d’autre abri qu’une misérable pascana[1] de berger où nous serions réduits à dormir ramassés en boule, faute d’espace suffisant pour étendre nos jambes.

En achevant, il voulut savoir pourquoi je faisais un pareil détour pour atteindre mon but, quand la ligne droite et le grand chemin m’y conduisaient tout naturellement. Je lui répondis qu’à la veille de quitter ce pays pour n’y plus revenir, je ne craignais pas d’allonger mon

  1. Du verbe quechua pascani, paître.