Page:Le Tour du monde - 06.djvu/272

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taille m’avait épouvanté, on venait de substituer une outre d’eau-de-vie, musette bachique dont chacun alla tour à tour tirer quelques sons. L’orgie prenait des proportions babyloniennes. Je profitai d’un moment où personne n’avait les yeux sur moi pour enfiler la porte. Sur le carré, je trouvai un mozo de service que je pris amicalement au collet et que j’entraînai dans un coin. « Écoute, lui dis-je, comme il faut que je parte de grand matin, j’ai besoin de dormir un peu. Tu vas me donner une chambre où pour plus de sûreté tu m’enfermeras et dont tu emporteras la clef. Si par hasard ton maître me demande, tu lui diras que je suis parti. Prends ce pourboire et sois discret, ajoutai-je en lui glissant dans la main une piastre à canons, car si tu t’avisais de révéler le lieu de ma retraite, le muletier qui m’accompagne ne manquerait pas, sous un prétexte ou l’autre, de te rouer de coups avant de quitter la maison. » Le mozo avait l’esprit subtil et comprit à merveille. « Venez, monsieur, me répliqua-t-il en empochant la piastre, c’est aujourd’hui la Saint Firmin et le patron ne songera guère à dormir, aussi vais-je vous installer dans sa propre chambre. S’il demandait à y entrer, je lui dirais que la clef est perdue.

Un moment après je m’allongeais voluptueusement entre deux draps blancs que le mozo venait de substituer à ceux de son maître, attention dont je lui sus gré. Le digne serviteur s’en alla bientôt en retirant la clef de la serrure et je restai livré à mes réflexions. D’abord, il me parut bizarre d’occuper la chambre et le lit d’un homme qu’au coucher du soleil je ne connaissais pas encore, et cela sans qu’il s’en doutât. Mais ce scrupule, à supposer que c’en fût un, s’évanouit bien vite. Je me mis à philosopher sur la chose, et tout en admirant par quelles voies secrètes la Providence donne la pâture aux petits oiseaux et la couchée aux voyageurs, je laissai tomber ma tête sur l’oreiller où don Firmin de Vara y Pancorbo avait tant de fois reposé la sienne. Au bout de cinq minutes et malgré les rugissements de la tempête humaine déchaînée à quelques pas de moi, j’étais plongé dans un sommeil profond.

Lampa.

Le lendemain, je dormais encore quand un officieux geôlier vint ouvrir ma porte. « Vos mules sont sellées, me dit-il, et l’arriero vous attend dans la rue. » D’un bond je fus sur pied. Tout en m’habillant, je demandai au mozo si la nuit avait été orageuse : « Vous en jugerez en sortant, » me répondit-il. Quand j’eus achevé ma toilette, je me disposai à aller rejoindre mon guide. Comme je passais devant la chambre où le banquet et le bal de la Saint-Firmin avaient eu lieu, le mozo qui me précédait en entr’ouvrit la porte. « Voyez, » me dit-il. Je passai ma tête par l’entre-bâillure. Un spectacle navrant s’offrit à mes yeux. Tous les convives de la veille, si gais, si bruyants, si pleins de séve et de santé, gisaient à terre, entassés les uns sur les autres. Les femmes avaient le teint vert, les hommes la face violette. Quelques bouches ouvertes montraient leurs dents. Des chaises brisées, des guitares sans cordes, des outres vides, çà et là des vêtements et des objets de toilette à l’usage des deux sexes : ici une natte de cheveux postiches, là un couvre-chef aplati, formaient les accessoires de ce tableau. Un rayon de soleil entrant par la croisée, éclairait, sans les ranimer, ces corps glacés et roidis par l’ivresse. O horror ! horror ! horror ! exclamai-je comme Macbeth, en refermant la porte et descendant quatre à quatre les marches de l’escalier. Ñor Medina m’attendait sur le seuil. Le mozo qui m’avait suivi me tint l’étrier pour me mettre en selle. « Mes compliments à votre maître, quand il s’éveillera, dis-je à cet honnête garçon. — Monsieur, je n’y manquerai pas, » me répondit-il en riant.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)