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sâmes-nous attirer par les sons d’un orchestre voisin, où les voix se mêlaient aux instruments ; une allée bordée de fleurs nous conduisit à la salle de bal ; moyennant la modique somme de deux réaux (cinquante centimes), nous soulevâmes le rideau qui en fermait l’entrée, et un charmant tableau s’offrit à nos yeux. Sous une vaste tente aux vives couleurs, les couples tourbillonnaient aux sons d’une valse entraînante ; l’orchestre, composé d’une vingtaine d’instrumentistes, occupait une estrade sur un des côtés ; des chanteurs se tenaient derrière, rehaussant l’effet des instruments par des chœurs pleins d’entrain. Au fond de la salle, des draperies flottantes laissaient voir par une échappée un coin de ciel bleu ; dans un horizon lointain se dessinaient les collines verdoyantes des environs de Barcelone, semées çà et là de blanches villas, et baignées dans cette lumière transparente qui donne tant de valeur aux paysages méridionaux.

L’air était pur et léger ; le soleil, arrêté au-dessus de nos têtes par la toile rayée, répandait autour de nous une ombre encore lumineuse ; assis dans un coin, nous dégustions avec délices l’orchata de chufas, ce sorbet exquis, neige parfumée de noisette. Devant nous les danses se succédaient : la valse, le quadrille, la schotisch même, danses parisiennes il est vrai, mais relevées par une gaieté et un entrain dont nous avons perdu le secret. C’était pour nous un spectacle nouveau que cette gaieté sans turbulence des ouvriers endimanchés ; nous nous reportions par la pensée aux fêtes champêtres des environs de Paris, et aux bals de barrières si bruyants, si avinés, si laids, et cela sans regretter notre extrême civilisation. Les femmes aussi avaient plus de tenue ; plusieurs étaient charmantes avec leur corpiño ou spencer de velours noir, leur jupe courte, et le foulard rouge dont elles s’entourent la tête ; d’autres, mieux douées sans doute, n’avaient pour parure qu’une simple fleur dans les cheveux. Leurs cavaliers portaient galamment le marsille, veste courte des Catalans, et la cravate de couleur voyante passée, dans un anneau d’argent. À les voir si propres, et si élégants même, on ne les eût pas pris pour de simples ouvriers fileurs ou tisserands de Barcelone. L’orchestre lui-même, du moins celui des chanteurs, était composé d’ouvriers qui, à l’instar de nos sociétés chorales, charmaient leurs loisirs du dimanche par les pures jouissances de la musique.

En sortant du bal nous nous rendîmes à la Rambla, la promenade favorite des Barcelonais, large allée bordée de maisons et ombragée par de beaux arbres, comme les Linden de Berlin et le Cours de nos villes du Midi. C’est là que les élégantes viennent en foule déployer leurs toilettes ; la cohue est quelquefois tellement grande que l’espace leur manque pour jouer de l’éventail ; çà et là des groupes forment le cercle, assis, oh ! couleur locale ! sur des chaises en fer portant l’estampille de l’usine Tronchon, ce qui nous parut un véritable excès de civilisation.

La Rambla est le véritable centre du mouvement, le boulevard des Italiens de Barcelone ; c’est là qu’on peut se faire une idée exacte de la population catalane ; tous les types y sont représentés, depuis la señora couverte de satin et de dentelles, jusqu’au pêcheur coiffé de la gorra rouge ou brune, la veste sur l’épaule, et qu’on voit coudoyer les beaux messieurs dont le costume est fidèlement copié sur la dernière gravure de modes.

Non loin de la Rambla s’élève le palais de justice, charmante construction du quinzième siècle ; le patio, ou cour intérieure, est planté d’orangers séculaires dont les cimes s’élèvent presque jusqu’au niveau du toit. Sous une galerie couverte sont placées quelques tables occupées par les avocats, qui donnent ainsi leurs consultations en public.

Les prisons de l’inquisition existent encore à Barcelone ; c’est une construction sombre et massive, percée d’étroites fenêtres ; le terrible tribunal siégeait dans toute sa splendeur à Barcelone, et l’on nous montra dans le Prado de San Sebastian, hors des murs de la ville, l’emplacement du Quemadero, où l’on brûlait les hérétiques pour le plus grand bien de la foi !

Jamais édifice ne fut mieux en harmonie avec sa destination, et le fameux Torquemada, cet inquisiteur modèle, devait trouver celui-ci tout à fait à son gré ; on sait qu’il fut le plus grand brûleur d’hérétiques du seizième siècle. Cent ans plus tard, le saint-office n’avait rien perdu de son ardeur : on peut s’en faire une idée en lisant le récit d’un voyageur hollandais, Aarsens de Sommerdyck, qui parcourait l’Espagne vers la fin du dix-septième siècle[1] : « On prend le dénoncé, dit-il ; la plupart du temps on lui donne la gesne et on le fait mourir ; ses délateurs lui sont inconnus. Ainsi, un homme se trouve pris, mis à la torture, condamné, brûlé, sans pouvoir se défendre. Quand je blâmois cela, ils ne me disoient rien autre chose, sinon que c’étoit la plus belle chose qu’il y eust en Espagne qu’un auto-da-fé d’inquisition. Ainsi appellent-ils l’arrest de condamnation et l’exécution d’un misérable, et traitent ce spectacle comme une feste de taureaux, car on m’a dit, en effet, qu’ils traitent cela avec un grand apparat. Ils ne mettent guère souvent en prison que ceux soupçonnés de morisme ou de judaïsme, dont ils prennent souvent, qu’ils mènent par les rues avec une coroca, qui est une espèce de bonnet pointu, et fort haut, de papier jaune et rouge, pour quoi on les appelle encorocados. Le conseil et les familiers de l’inquisition marchent devant, et les familiers après, et les encorocados sont au milieu ; on les mène ainsi dans l’église des Dominicains et on leur fait un grand sermon. Il y en a d’autres qu’on fouette quand ils sont relaps ; d’autres à qui on donne le san benito : c’est une espèce d’estole qu’on les oblige de porter à leur col. On inscrit les noms de tous ceux qui ont esté pris ainsi, et l’année, sur les murailles des églises, avec des croix de Saint-André, et la plupart des églises d’Espagne en sont pleines. »

Les croix dont parle ce voyageur n’ont pas toutes disparu ; quelquefois nous en avons remarqué dans les

  1. Relation de l’estat et gouvernement d’Espagne. Cologne, 1667, in-12.