Page:Le Tour du monde - 06.djvu/366

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La route dans les faubourgs est tracée par des poteaux et des rails que remplacent des palissades bien faites quand on approche du centre. Les jardins ne sont pas grands, attendu que pour les créer il faut aller chercher de la terre meuble dans la montagne ; mais on y voit les fleurs d’Europe, le haricot d’Espagne, la rose, l’œillet et le géranium. L’alkékenge y est commun, ainsi que la tanaisie et la capucine ; malheureusement nous n’y voyons pas la menthe après laquelle soupire notre âme altérée de jalep, ce breuvage des immortels.

Les champs sont vastes et nombreux, mais les Saints ont trop d’occupation pour y entretenir la propreté morave : les mauvaises herbes y pullulent ; on y voit beaucoup d’hélianthe, souvent plus que de maïs. Cette année une gelée tardive et tout exceptionnelle, survenue au mois de mai, a fait manquer les fruits : les pêchers et la vigne n’en donneront pas un seul ; il y a quelques belles pommes dans le verger du pontife, mais les melons d’eau sont jaunes et insipides comme en Afrique. En revanche, les pommes de terre, les oignons, les choux, les concombres sont abondants et de bonne qualité ; partout les tomates rougissent, et des tas d’excellent foin, des meules de froment, d’un épi bien nourri, entourent les maisons.

Chacun est sur sa porte ; on vient voir passer la malle, comme autrefois dans nos villages on regardait la diligence. Deux choses me frappent : la physionomie anglaise qui domine, bien que modifiée, et le nombre prodigieux des enfants.

Nous débouchons dans la voie principale, au centre de la population et des affaires, où demeurent les notabilités mormones, où les Gentils ont leurs magasins, l’unique endroit de la ville qui soit une rue dans toute l’acception du mot. Cette rue cumule et fait en même temps l’office de marché, car les Saints n’ont pas encore de halle. Presque en face de la poste, dans un carré situé au levant, est un hôtel à l’usage des voyageurs, édifice à deux étages, couvert en appentis, orné d’une longue vérandah, soutenue par des piliers en bois peint, et qu’une enseigne, flottant comme un drapeau à l’extrémité d’un mât, qualifie de Salt-lake-House. C’est le principal, sinon l’unique établissement de ce genre que renferme la nouvelle Sion. Je n’ai rien vu de si magnifique depuis longtemps dans le Far-West où l’on apprend à peu exiger des hôtelleries ; la profondeur du bâtiment est plus grande que la façade, et par derrière, servant de corral, est une vaste cour, fermée d’une grande porte. Une foule un peu rébarbative, composée de cochers, de leurs amis et d’un certain nombre de curieux, presque tous armés ostensiblement du revolver et du bowie, entoure le portail afin de saluer Jim et de regarder ceux qui arrivent, tandis que l’aubergiste nous aide à transporter nos effets qu’on a jetés à terre.

La tempérance est à l’ordre du jour, tout au moins en public ; on n’aperçoit nulle part ni flacons, ni bouteilles qui puissent tenter l’ivrogne. Nous trouvons au premier une salle de bal à l’usage des Gentils, un salon passablement meublé, et des chambres séparées les unes des autres par des cloisons trop minces pour être vraiment agréables.

Quant au service, il laisse à désirer ; les noirs ont pris la fuite, et il faut attendre l’arrivée des charrettes à bras, pour engager de nouveaux aides. Mais notre hôte, M. Townsend, un Mormon de l’État du Maine, qui a emporté de Nauvoo cinquante dollars, en échange de la maison, du mobilier et des terres qu’on lui prenait, est l’homme le plus poli, le plus obligeant du monde ; il pourvoit lui-même à nos besoins, offre à mistress Dana les services de sa femme, et nous rend tous de bonne humeur en dépit de l’atmosphère étouffante, de la tristesse qui vous saisit au débarqué dans un endroit où l’on ne connaît personne, des nuées de mouches de l’émigration, et de certains camarades de lit dont le mieux est de ne pas parler.

Le lendemain de notre arrivée, qui est un dimanche, nous remontons la grande rue en nous dirigeant vers le nord, nous doublons la pointe de l’îlot du Temple, et nous arrivons à une grande maison en adobe, ayant un jardin bien tenu, et qui est celle du gouverneur des États-Unis, l’honorable Alfred Cumming. Ce gentleman, après avoir rempli pendant longtemps avec honneur les fonctions d’agent indien dans les États du Nord, se vit offrir, par le président, la charge de représentant du pouvoir fédéral chez les Mormons ; il refusa à diverses reprises, le gouvernement insista, et il finit par consentir, mettant pour conditions qu’il ne s’inquiéterait pas de la polygamie, et n’aurait recours à la force qu’à la dernière extrémité. Escorté de six cents dragons, et accompagné de sa femme, le nouveau gouverneur s’éloigna du Mississipi dans l’automne de 1857, et n’arriva au terme de son voyage qu’au mois d’avril suivant. Les Saints étaient alors en guerre avec l’autorité fédérale ; l’armée, exaspérée des souffrances qu’elle avait subies depuis le commencement de la campagne, brûlait de s’en venger sur l’ennemi ; la situation était des plus tendues ; M. Cumming néanmoins déploya tant de fermeté, de prudence et d’esprit de conciliation, que non-seulement il empêcha l’armée d’en venir aux mains avec la milice mormonne, mais apaisa la querelle, et ne tarda pas à rétablir l’ordre sur tous les points du territoire. On lui avait dit qu’il serait menacé de mort dès qu’il mettrait le pied chez les Saints. Il n’était pas homme à reculer devant le péril, et continua sa route, bien qu’il pensât qu’on pouvait avoir raison ; mais, loin d’être inquiété, il fut reçu avec honneur. Des officieux l’avertirent qu’il devait partager le sort du gouverneur Boggs, à qui, en 1843, on avait envoyé une balle dans la bouche, tandis qu’il était à sa fenêtre ; il fit immédiatement élargir toutes les ouvertures de sa demeure pour donner beau jeu aux assassins et il n’eut pas à regretter cette marque de confiance. Quelques jours après son arrivée il publia une proclamation dans laquelle il s’engageait à protéger tous ceux qui étaient détenus illégalement, et il ne s’est jamais départi d’une équité scrupuleuse. Toutefois sa ferme résolution de traiter les Saints à l’égal des Gentils, non comme des parias ou des traîtres, sa