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qu’elle fut autrefois, on peut encore y suivre avec intérêt les procédés de cette élégante industrie.

À mesure que les arts de l’Orient disparaissaient sous les ruines qu’engendrent les guerres et les révolutions, que Tyr et Sidon étaient remplacées par Alexandrie, que Byzance devenait Stamboul, que la Perse succombait épuisée et dépecée par les lieutenants d’Alexandre, Venise, qui guettait toujours comme un avide héritier les riches successions qui s’ouvraient de ce côté, parvint peu à peu à s’approprier tous les secrets des arts et métiers. Venise devint donc non-seulement l’entrepôt, mais le foyer et, pour ainsi dire, le creuset ou s’élaboraient les procédés ingénieux rapportés d’Afrique et d’Asie. Ce fut à la fin du douzième siècle que les travaux de Murano, ainsi que ceux des étoffes, prirent leur plus grande extension.

Le monde entier devint tributaire de cette habile fabrication des verriers vénitiens. Henri III de France, lors de son séjour à Venise, en revenant de Pologne, fut si frappé de la beauté de ces objets qu’il créa gentilshommes les principaux chefs de la fabrique de Murano. Les lustres, les miroirs, les bassins et jusqu’à des meubles étaient achetés au poids de l’or par les plus riches souverains. Une seule fontaine fut payée trois mille cinq cents ducats par le duc de Milan. La glace dont la République fit hommage à Henri IV, et qui vaudrait peut-être aujourd’hui vingt-cinq francs, est notée dans l’histoire comme un cadeau royal, s’il en fut ! Il est juste d’ajouter que sa monture en devait augmenter considérablement la valeur artistique.

Cette branche d’un art industriel trop négligé maintenant apportait à Venise d’immenses richesses, et c’est encore ce qui la soutient aujourd’hui. Sur une population de quinze à vingt mille âmes, douze mille vivent de ce commerce qui remue, dans une seule année, de 7 à 8 millions de francs.

Après Murano vient Torcello, une des îles les plus intéressantes de l’archipel vénitien. L’archéologie y fera d’intéressantes études. Le dôme ou église principale est un des types les plus curieux de l’art byzantin des premiers temps. Elle a été d’ailleurs si souvent décrite qu’il nous suffira d’en faire mention. Il en est de même du petit temple voisin, dédié à Santa Fosca. La famille da Mula y a aussi un palais abandonné maintenant aux pêcheurs et aux gondoliers et dont les élégantes proportions pourraient servir de modèle à nos constructeurs modernes.

En quittant cette île où Attila, dit-on, vint s’échouer, notre barque traverse la rue Maritime ou canal de Burano pour s’avancer à travers la lagune qui dans son repos ressemble au ciel qu’elle reflète, vers Saint-François du Désert, la plus éloignée de toutes les îles de l’archipel vénitien. Un vaste champ de gazon, un cloître changé en ferme et d’antiques cyprès chargés d’oiseaux donnent à ce désert un caractère singulier. On voudrait y voir un de ces beaux palais vénitiens au milieu de jardins et de terrasses descendant jusqu’à la mer par des escaliers de marbre.

Pour se faire une exacte idée de ces lacs sans rives, ou, pour mieux dire, de ces plages qui qu’apparaissent qu’à la marée basse, il faut aller d’ici à San Zorzi della laguna, îlot placé dans la direction de Fusine. J’ai retrouvé là ces étendues d’eau calmes et inertes des régions polaires.

À côté de ces îles que nous venons de visiter si rapidement et qui offrent au voyageur la certitude d’un intérêt historique, pittoresque ou artistique, il y en a d’autres qui ne renferment que des potagers ou des vergers. Aujourd’hui même, ces beaux jardins de la Giudecca, de Murano et du Lido, dont le Navagero raconte les merveilles au temps de Bembo, et dont les bosquets d’orangers, de grenadiers et de jasmins embaumaient la ville entière, ces jardins d’Armide où les élégants seigneurs de la riche Venise allaient souper dans les chaudes nuits de la canicule, ne sont plus que des plates-bandes de légumes excellents, mais fort peu pittoresques. Ces terres humides imprégnées de sel, échauffées par un ardent soleil et habilement cultivées, deviennent d’une merveilleuse fécondité, et, comme le dit un auteur vénitien, ce sont les fortes et saintes murailles de Venise.

Mais, hélas ! voici l’heure de quitter cette ville dont nous avons essayé de décrire, bien à la hâte, les aspects les plus saillants.

On ne quitte pas Venise, on s’en arrache, sans l’oublier jamais ! Venise ! À ce nom magique, quel tableau se déroule devant mes yeux éblouis ! Lorsqu’elle quitte, le matin, sa robe d’argent pour se couvrir de la pourpre solaire, qu’elle est noble et radieuse ! Que de fois j’ai assisté à cette toilette divine ! Il faut voir alors les fils des lagunes accourir vers elle, les uns dans ces petites barques où ne tiennent que les deux pieds du rameur et son panier de poissons, les autres dans ces gondoles si longues, chargées de lait, de fruits et de fleurs. Tous sont empressés de la voir.

Oh ! combien je t’enviais, pêcheur de l’Adriatique, toi qui vis et meurs sur tes chères lagunes ! Tu travailles quelques heures pour avoir ta subsistance, mais ta vie est assurée, tu peux compter sur un lendemain, et tu as pour oublier tes fatigues, ce ciel, ces merveilles, cette vie profondément poétique qui, en aucun lieu du monde, ne peut l’être autant qu’ici… Adieu, Venise, adieu !  !  !… Quand tous dormaient encore, je suis parti seul ! Au lever du jour, la gondole mystérieuse m’a entraîné bien vite ; j’étais honteux de t’abandonner ! Adieu aussi à toi, mon brave gondolier ; je te serre la main comme à un ami ; tu es le dernier souvenir de la ville chérie, le dernier enfant de Saint-Marc qui me parle encore et me quitte avec quelques regrets ! Encore un coup de rame, et tu n’y penseras plus, et tu rentreras joyeux dans ta cité royale.

C’était un brave garçon que ce Marco ! Quel air fier il avait !

C’était presque le seul qui eût conservé le type national : le chapeau pointu orné d’un bouquet de fleurs aux jours de fête, la ceinture épaisse à la mode orientale,