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eux portaient trois bracelets de cuivre, et avaient par conséquent tué soixante hommes chacun. Une nuit, j’étais dans une mauvaise case, dont les habitants m’avaient laissé seul ; ces deux hommes entrèrent, et vinrent s’asseoir à côté de moi. Leur figure sale et repoussante, et leurs cheveux longs, crépus, gras et ébouriffés leur donnaient un air effrayant. J’avoue que je n’étais pas tranquille, mais comme j’étais armé d’une paire de pistolets qui ne me quittait jamais, je pris plaisir à en caresser la crosse et à en faire jouer le chien. Cette manœuvre tint les brigands en respect, et ils s’en allèrent sans même essayer de m’attaquer.

Ayant conclu un traité avec Mohamed pour l’achat de mules, de chevaux, d’ânes et de bœufs, je lui laissai quelques cadeaux ainsi qu’à sa famille, et le 24 avril j’appareillai pour Moka. Les vents ne me furent pas favorables au début, et je me vis obligé de mouiller dans la petite baie d’Ouano, à l’est de Tadjoura. Je descendis à terre et fus sur le point d’être victime de mon imprudence. Des naturels, occupés à dépouiller un mouton, me voyant venir à eux, allaient me percer de leur sagaïe, lance acérée qu’ils jettent de fort loin avec beaucoup de dextérité. Je ne les avais pas aperçus, et ce fut le patron de ma barque qui leur cria en leur langue que j’étais leur ami. Je dus à ce seul incident d’échapper au danger de mort qui me menaçait à mon insu.

Deux jours après, faisant route pour Oboc, je sauvai un bateau arabe porteur de pèlerins qui se rendaient à Djedda. Ils étaient égarés depuis dix jours, et manquaient d’eau. Nous les pilotâmes, et arrivâmes tous ensemble le 26 au soir à Oboc, magnifique mouillage parfaitement abrité. Une plaine, semée d’arbres et couverte d’herbe, s’étend devant la baie, et l’on y trouve de l’eau douce d’excellente qualité.

Je restai huit jours à Oboc et fis une tournée dans l’intérieur. La campagne est occupée par les Danakiles, peuple pasteur et guerrier comme les Somaulis.

Il y a dans le voisinage un volcan toujours en éruption et des sources d’eau thermale, que j’allai aussi visiter. Les gens d’Oboc m’apprirent que j’étais à leur souvenance le premier Européen qui eût débarqué sur leur côte. Aussi ai-je été regardé par eux comme un être surnaturel. Beaucoup d’entre les femmes n’osaient m’approcher tant elles avaient peur. À ma vue les enfants s’enfuyaient en criant. Je fis distribuer quelques présents dans le village, ce qui apprivoisa ces bonnes gens, et me fit passer à leurs yeux pour l’envoyé d’une grande nation. On me regretta beaucoup à mon départ, et une jeune femme somaulie voulait à toute force s’embarquer sur mon bateau et me suivre jusqu’à Aden.

Îles et baie d’Amphila (voy. p. 74). — Dessin de A. de Bar d’après Salt.

Je quittai Oboc le 5 mai, touchai le 6 à Moka, et le 8 mouillai devant Hodeidah. On y célébrait la nouvelle de la paix avec la Russie, de même qu’on y avait acclamé la prise de Sébastopol lors de ma première descente. Ce concours de circonstances heureuses me fit donner par les Turcs le nom d’oiseau de bon augure. Comme la première fois, rien ne manqua à la fête : illuminations, fantasia, musique, tout fut mis en réquisition. Le café augmenta d’une roupie, soit deux francs cinquante centimes les cent livres[1], sans doute grâce à mon arrivée, et quand quelques jours après les marchands du pays me virent partir sans faire aucune commande ils furent bien désappointés.

Le soir même de mon arrivée, je fus invité à dîner chez le pacha. Nous étions quatre à table, accroupis à la turque, et mangeant sans couteau ni fourchette. Un valet se plaça debout entre nous et n’eut d’autre office que d’ôter un plat pour en remettre un autre, apporté par des domestiques. À peine ce plat était-il sur la table, que mes voisins y jetaient les doigts et en faisaient disparaître le contenu. La pâtisserie fut littéralement mise au pillage. Le repas fut long et nous n’y bûmes point, nouvel inconvénient pour moi. Au sortir de table, j’avalai, comme mes Turcs, une pleine gargoulette d’eau et plusieurs tasses de café ; après quoi, nous nous accroupîmes de nouveau en rond et fumâmes le touré, pipe fort grosse, qui se pose à terre et dont le fourneau est attaché à un long tuyau flexible.

Nous ne pûmes prolonger le kif trop longtemps dans la soirée, car il y eut grande réunion dans la salle du gouvernement. L’assemblée était brillante et l’argent et l’or reluisaient sur tous les vêtements. Sauf l’abominable musique qui ne cessa de jouer, cette fête m’eût

  1. Le café coûte à Moka environ 1 franc le kilogramme. On sait qu’il se vend en France jusqu’à 3 et 4 francs en gros.