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Troisième excursion. — Ras-Ali. — Îles Moussah. — Jalousie des Anglais. — Nouvelles explorations. — Achmet et Sharmarket. — Malheurs répétés. — Dernier voyage.

De retour de mon second voyage depuis trois mois, je partis le 2 septembre pour une nouvelle excursion. Je touchai d’abord à Oboc. On ne saurait croire avec quelle gratitude les gens du village me reçurent. Ils se souvenaient de moi, des présents que je leur avais laissés en partant. Que cette nature primitive me plaît ! Quelle différence entre la naïve simplicité de ces sauvages et l’égoïsme de l’homme civilisé ! Ces braves gens, quand je levai l’ancre, me firent tous promettre de revenir sous peu.

Le 4, après un temps assez mauvais, j’arrivai à Tadjoura. Les habitants, comme ceux d’Oboc, avaient tous gardé un bon souvenir de moi, et je me liai plus étroitement encore avec eux.

De Tadjoura, je touchai d’abord à Ras-Ali. Je descendis sur le rivage, me désaltérai à un puits que nous rencontrâmes et pris un bain. Je distinguai nettement sur le sable la trace des hyènes et des tigres qui, chaque nuit, descendaient des montagnes pour venir boire à cet endroit. Ça et là sont quelques maigres acacias.

Revenant à bord, l’idée me vint d’écrire sur un bout de papier les paroles suivantes : « Henri Lambert, de Maurice, à sa troisième exploration dans ce pays, recommande aux voyageurs de ne pas communiquer avec la côte d’Essa, dont les naturels sont féroces et perfides » Cet écrit porte la date du 6 septembre 1856. Je l’enfermai dans une bouteille et déposai le tout dans une espèce de grotte qui se trouve sur la rive en débarquant.

Les habitants de Ras-Ali me reçurent avec douceur et ne méritent pas le même reproche que leurs terribles voisins.

Le 7, je vins atterrir aux îles Moussah, que depuis longtemps j’avais envie de visiter et dont j’ai déjà dit un mot. On y trouve quelques arbres de l’espèce des mangliers marins ou palétuviers. Certaines places offrent d’assez bons pâturages ; mais les îles ne sont habitées que pendant le temps de la pêche aux perles.

De ce point j’appareillai pour Zeyla, ou je fus reçu par une garde de cinquante Arabes armés, qui m’accompagnèrent jusqu’à la maison du chef. À mon arrivée dans le divan, on me salua d’une décharge de mousqueterie. Le soir, il y eut grande fête et une de ces horribles fantasias données par les Bédouins. Je couchai à terre, mais on mit près de moi une garde. La nuit, une mêlée sanglante éclata entre deux partis d’Essas. Je n’entendis rien et fis un bon somme. Le lendemain, le gouverneur appela les Bédouins à son tribunal, et, après un assez long débat, condamna quatre de ces bandits à être enchaînés par le cou.

Je quittai bientôt Zeyla, et le dimanche, 14, je mouillai à Aden, de retour de cette rapide tournée.

Les succès que j’avais obtenus dans mes divers voyages avaient excité la jalousie des Anglais, qui ne veulent dans les mers arabiques d’autres explorateurs qu’eux mêmes, afin d’assurer par là l’influence exclusive de leur nation. Ils avaient défendu aux chefs de m’accueillir, et l’on se souvient de la confidence que m’avait faite Mohamed à Tadjoura. En outre on surveillait avec un soin minutieux mes serviteurs et moi ; on épiait jusqu’à mes moindres mouvements.

Cependant la maison de mon frère à Maurice se disposait à lancer son premier vapeur de Port-Louis à Aden. Je m’embarquai pour Ceylan le 2 octobre, et le 13 je partais pour Maurice, où je rejoignis mon frère le 3 novembre. Dès le mois suivant, je montais sur notre vapeur Gouverneur-Higginson, et je rentrais à Aden.

Je ne tardai pas à entreprendre de nouveaux voyages et je visitai, dans mes excursions, le port d’Amphila dont la côte rocheuse offre de curieux et pittoresques aspects, les îles Camaran, la place voisine de Loheia, et enfin, remontant la mer Rouge, le port de Djedda, tous endroits que je ne connaissais point encore…

En 1857, je fus nommé agent consulaire de France à Aden et fis un nouveau voyage à Maurice. Mon frère, lié d’amitié avec le prince Rakout, fils de la cruelle reine de Madagascar, Ranavalo, avait voulu délivrer les Malgaches d’une domination abhorrée. Le complot fut découvert, et le bruit de la mort des conjurés, parmi lesquels se trouvaient la célèbre voyageuse allemande Ida Pfeiffer et M. Laborde, ami de mon frère, s’était répandu à Maurice[1]. J’accourus à Port-Louis, ou j’eus le bonheur de retrouver mon frère, malade seulement des fièvres qu’il avait contractées à Madagascar. Tranquillisé en partie sur ce point, je retournai prendre mon poste à Aden.

Dans les divers pays où j’avais noué mes premières relations, à Zeyla, à Tadjoura, à Hodeidah, des changements politiques étaient intervenus. Le vieux Mahmoud venait d’être remplacé dans le pachalik d’Hodeidah par un Turc de la pire espèce, Achmet, ennemi des Français.

La ferme des douanes mise à l’encan à Zeyla, à l’expiration du dernier contrat, avait été vivement disputée entre le précédent concessionnaire Sharmarket et Aboubeker Ibrahim, chef des naturels de Tadjoura, qui m’était dévoué. Sharmarket avait offert mille piastres ou talaris au pacha, Aboubeker avait mis une surenchère de cinq cents piastres et obtenu la ferme. Je lui avais permis, comme précédemment à Sharmarket, de tenter le sauvetage des débris de la corvette française Caïman, naufragée devant Zeyla, et Aboubeker avait tiré de l’eau quelques feuilles de cuivre qui formaient le doublage du navire. Son jaloux concurrent vit là un prétexte pour l’accuser de vol devant le pacha d’Hodeidah. Achmet, circonvenu et tenté par une offre de deux mille piastres que Sharmarket

  1. Mme Pfeiffer a rendu compte des incidents auxquels il est fait ici allusion. (Voy. notre volume de la 2e année, 2e semestre, pages 325 et suivantes.)

    M. Joseph Lambert, à la mort de Ranavalo, a reçu de Rakout, nommé roi sous le nom de Radama II, la récompense de son dévouement. Choisi comme ambassadeur en Europe par le jeune roi, il est venu à Paris faire reconnaître Radama par la France et les puissances européennes.