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Sharmarket était d’une taille herculéenne, âgé de quatre-vingts ans. Il avait perdu un œil et portait encore sur sa physionomie les traces d’une grande énergie. Il était de couleur assez claire et avait les yeux bleus, ce qui arrive souvent aux populations riveraines de la mer Rouge, ou le sang des colonies grecques et romaines n’a pas encore tout à fait disparu.

Feredj, un des secrétaires de Sharmarket, est mort de phthisie à l’île de la Réunion ; Aly Bar Omar Tour, en mer. Un des matelots du Natchery, El Téré, qui le premier avait jeté le masque des versions de convention pour dévoiler toute la vérité, a également succombé à une phthisie galopante à l’hôpital de Brest. C’est ainsi que toutes les stations du commandant ont été marquées d’une mort, comme si la nature avait voulu prendre le pas sur la justice des hommes, qui a été si lente à venir pour ces misérables assassins.

Aouat Bel Fakil, Mohamed Hassan Robly, Hadj Osman, troisième secrétaire de Sharmarket, deux matelots, Gely Gedy et Aly Sanguely, ainsi que le mousse Mahomet, ont été transférés à Constantinople, où ils auront à répondre de leur crime devant l’autorité turque. Ils étaient accompagnés du patron Samanta Sheroua, à titre de témoin à charge. Trois matelots du Natchery ont échappé à toutes les poursuites, et un quatrième, Assoah Gedy, le même qui avait donné au vice-gouverneur anglais les détails du prétendu naufrage du Natchery, était mort à Zeyla avant l’arrivée du commandant de Langle.

Ismaël, ancien interprète de M. Lambert, et Dini, cousin d’Aboubeker Ibrahim, gouverneur actuel de Zeyla au lieu et place de Sharmarket, ont tous les deux accompagné le commandant en France, et sont arrivés avec lui à Paris en novembre 1861. Ils y sont restés jusqu’au mois de mars 1862, d’où ils sont retournés chez eux, Ismaël à Aden, Dini à Zeyla.

Ismaël, dans toute cette affaire, a servi d’interprète pour la langue arabe et somaulie. Son zèle, son courage, sa discrétion ne se sont pas démentis un instant. Il a contribué, dès 1859, alors qu’on doutait encore, à dévoiler l’assassinat. Lui et Dini étaient vivement attachés à M. Lambert, qu’ils aimaient comme un parent. Dini avait eu connaissance à Zeyla de la trame qui l’ourdissait, et il avait voulu aller rejoindre et prévenir M. Lambert à Hodeidah. Mais Sharmarket l’avait fait arrêter sur son bateau et jeter aux fers sous un prétexte futile.

Quand Ismaël et Dini rencontrèrent à Paris M. Joseph Lambert, qui s’y était rendu comme envoyé du roi de Madagascar, ils ne purent s’empêcher de répandre des larmes en lui parlant de son infortuné frère. Nos lecteurs se rappellent peut-être avoir vu à Paris ces deux enfants perdus de la mer Rouge. L’un était de figure un peu cuivrée, au regard dur, à la barbe rare et déjà grisonnante : c’était Dini. Il avait reçu à la tempe un coup de yatagan dont la cicatrice se relevait en bosse au-dessus du sourcil, et traçait un profond sillon qui était loin de rendre sa figure plus avenante. Il avait gagné cette honorable blessure dans une attaque nocturne de Danakiles, lorsqu’il était au service de M. Rochet d’Héricourt, voyageur français en Abyssinie. Il valait mieux que ne promettaient ses traits et aimait beaucoup notre nation. À peine arrivé à Paris, il avait fait emplette d’une paire de brodequins, d’un pantalon et d’un caban de drap, et aimait à se montrer en public dans ce costume préféré. Il avait seulement gardé sa ceinture rouge autour de la taille et son énorme turban de cachemire, qui développait ses orbes immenses autour de son crâne rasé. Il ne sortait jamais sans tenir son chapelet d’ambre à la main et sous le bras un gigantesque parasol, qu’il s’était empressé d’acheter comme une indispensable parure. Dini avait reçu de l’Empereur un sabre turc, à manche d’ivoire, et une magnifique boîte de pistolets ; il était heureux de les montrer à tous ses visiteurs.

Son fidèle acolyte, Ismaël, se faisait remarquer par sa figure intelligente, noire comme le jais, son type caucasien, son œil vif, dont la cornée blanche se détachait sur l’ébène de la face. Une moustache noire ombrageait la lèvre et une touffe de poils soyeux descendait du menton. Sans être moins francomane que Dini, Ismaël ne quittait jamais son pittoresque costume : vaste cafetan de drap fin descendant jusqu’au talon, ceinture rouge serrant la taille, gilet enrichi de passementeries fermé sur la poitrine ; sur le chef un gigantesque turban.

Ismaël aimait à rappeler que dans la mer Rouge il servait d’interprète à tous les capitaines français, aussi bien de la marine marchande que de celle de l’État. Il rencontrait parfois quelques marins de sa connaissance, et il les montrait avec orgueil à Dini ; il avait appris à son compagnon à prononcer quelques mots de notre langue.

Quand j’allai rendre visite à ces hôtes de la France, ils me reçurent avec empressement, prévenus qu’ils étaient par M. J. Lambert et le commandant de Langle ; mais il fut impossible de rien leur arracher sur ce qu’ils savaient de l’assassinat. Ismaël fut d’une discrétion à toute épreuve, et ne voulut me donner de détails qu’en présence du frère de la victime. Je respectai ce sentiment louable et lui parlai alors de son séjour en France, de Paris, des amusements qu’il y avait rencontrés. Là-dessus il ne tarissait pas. « Oh ! bons Français, criait-il, bon Paris, bon hôtel. Nous bien manger, bien coucher, tout avoir, manquer rien. » Et puis il me citait le bal du ministre de la marine, où il était allé avec Dini, et me faisait avec bonheur l’entier dénombrement des belles petites femmes qu’il y avait vues.

Le commandant de Langle, qui a décidé Dini et Ismaël à venir en France et qui a été assez heureux à force de zèle, de patience et de courage pour mettre la main sur les coupables, mérite les plus sincères éloges pour la façon aussi hardie qu’habile dont il a conduit toute cette affaire. La victime qu’il avait à venger méritait du reste les peines qu’il a prises, et nous ne saurions mieux faire que de terminer ce court récit par quelques notes sur M. Henri Lambert, que nous devons à l’extrême obligeance de son frère.