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leurs trous quand nous étions passés. Les plus curieux ou les plus affamés d’entre eux, se perchaient sur une côte ou sur un fémur comme sur une branche, et de là épiaient d’un regard oblique l’allure de nos mules, prêts à fondre sur celle que la fatigue retiendrait en chemin. Mais leur attente fut vaine ; nos bêtes, quoique baissant la queue et portant bas l’oreille, poursuivirent leur marche, à la satisfaction des arrieros à qui nous les avions louées.

Aucun incident ne signala la fin de cette journée. Le soleil, après nous avoir grillé le crâne et la nuque, s’éteignit enfin derrière nous. À peine avait-il disparu, qu’un doux zéphyr envolé de la Cordillère se mit à souffler dans la plaine. D’abord, nos poumons l’aspirèrent avec délices ; mais au bout d’une heure, ce vent léger était devenu une bise aiguë, et force fut à chacun de nous d’ajouter une mante de laine au poncho de coton blanc qu’il avait revêtu. Nous marchâmes ainsi jusqu’à dix heures, au milieu d’une obscurité, que « la clarté qui tombe des étoiles » changeait en crépuscule. À ce moment, une masse d’un noir opaque se dressa devant nous à peu de distance. Nous reconnûmes le Tampu ou caravansérail de la pampa. Nos mules, qui le reconnurent aussi, allongèrent le pas et s’arrêtèrent d’elles-mêmes au seuil de cette hôtellerie locale, où d’habitude les voyageurs font halte pour laisser reposer leurs bêtes, plutôt que pour se reposer eux-mêmes.

Ce Tampu, que les Quechuas d’aujourd’hui nomment improprement Tambo[1], se compose d’une maison en bois, très-longue et très-basse, divisée en plusieurs compartiments et couverte d’un toit en planches ; le sable micacé de la plaine y tient lieu de parquet, et comme ce sable est habité par des légions de puces microscopiques mais dévorantes, le voyageur, au lieu du repos qu’il s’attendait à goûter sur cette molle couche, n’y trouve qu’un affreux supplice, à en juger par ses cris de rage et ses soubresauts furieux. À côté de cet inconvénient, le Tampu a l’avantage de servir de borne centrale au désert qui sépare le village d’Islay de la ville d’Arequipa, et de dominer de trois mille neuf cent dix-sept pieds le niveau de l’océan Pacifique.

L’endroit que nous venions d’atteindre nous donnait la mesure exacte de la distance parcourue ; de midi à dix heures, nous avions fait onze petites lieues, tout juste la moitié du chemin que nous avions à faire. Ce trajet, si court qu’il puisse sembler, avait suffi néanmoins pour abattre nos forces ; en outre, la chaleur, l’air salin, la réverbération des sables, avaient produit sur nos individus des effets déplorables : nous avions le nez roussi, les lèvres gercées et le pouls élevé comme dans un accès de fièvre ; une heure de soleil de plus, et nous étions rissolés à point ; l’idée d’une halte de quelques instants ne pouvait donc que nous sourire infiniment. Laissant aux mozos le soin de desseller nos mules, nous entrâmes dans l’auberge où régnait un profond silence. Une haie sans porte, pratiquée dans la paroi de ce logis, nous conduisit dans une salle où l’on n’y voyait goutte ; tout en tâtonnant le long des murs, nous poussâmes quelques clameurs dans le but d’avertir de notre arrivée les gens de l’auberge En effet, l’hôte, réveillé par nos cris, ne tarda pas à nous interpeller au milieu des ténèbres. À ses questions nous répondîmes par ces mots : « Du feu ! de l’eau !  » L’homme parut un moment après, portant d’une main une bouteille dans le goulot de laquelle était fiché un suif allumé, et de l’autre main un seau d’eau et un gobelet que nous nous disputâmes. Notre soif étanchée, nous demandâmes si la localité ne possédait pas quelques vivres dont nous puissions nous sustenter, les sandwich’s consulaires nous semblant fort loin à cette heure ; il nous fut répondu que, de ses provisions passées, le Tampu n’avait conservé que six poules, vivantes il est vrai, mais qu’on pouvait sacrifier sur un signe de nous. Dans la crainte qu’un signe ne fût mal interprété ou ne fût pas compris, nous poussâmes un rugissement formidable en manière d’acquiescement. L’hôte s’inclina, demanda un répit d’une heure pour éveiller sa femme, allumer du feu, égorger, plumer, démembrer les poules et nous les servir accommodées au riz et au piment ; sa demande lui fut accordée. Pour charmer les ennuis de l’attente, quelques-uns de nos compagnons imaginèrent de graver au couteau sur les cloisons du Tampu, leurs noms, prénoms, et la date de leur passage, tandis que d’autres bassinaient les brûlures de leur visage avec de l’eau fraîche et les oignaient de suif en guise de cold-cream.

À l’expiration du délai, l’hôte reparut portant une terrine dans laquelle, au milieu d’un liquide abondant et clair, tourbillonnaient de menus morceaux de volaille. Une cuiller de bois fut remise à chacun de nous, et, rangés en cercle autour du mets fumant, nous nous escrimâmes de notre mieux. L’hôte, discrètement placé dans la pénombre, d’où il assistait à notre repas, dut se sentir flatté dans son amour-propre d’artiste en voyant l’accueil empressé que nous faisions à sa cuisine. Quand la terrine fut parfaitement nette, nous y jetâmes nos cuillers et nous demandâmes la carte. L’hôte l’avait écrite à la craie sur un bout de planche pendant que nous mangions, et nous la remit d’un air obséquieux. Cette carte était ainsi conçue : Vel-agu. 4. 16. — Chup-suma. 60. 80 Comme nous ne comprenions pas, nous nous mîmes à rire, mais l’hôte nous expliqua la chose et nous ne rîmes plus : le suif fiché dans le goulot de la bouteille nous était compté à raison de quatre réaux ; le seau d’eau, à deux piastres ; le bouillon de volaille représentait sept piastres et demie ; bref, le total de ce repas modeste se montait à 50 francs. Un Européen débarqué de la veille eût jeté les hauts cris en prétendant qu’on l’écorchait comme une anguille ; mais nos compagnons, nés dans le pays, et moi qui l’habitais depuis quelques années, nous jugeâmes différemment de la chose et nous payâmes sans mot dire, mais aussi sans donner le moindre pourboire. L’hôte ne parut nullement blessé de cette omission volontaire ; il empocha la somme que nous lui remîmes et sortit, laissant là sa terrine que nous enfouîmes aussitôt dans le sable.

  1. L’idiome quechua, en s’altérant par degrés au contact de la langue espagnole, a changé ses terminaisons. cu, hua, pa, pi, pu, etc., en go, gua, ba, bi, bo, etc., etc.