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séquence, le 26 juin, je quittai Wydah dans un hamac porté par six hommes et suivi d’une escorte de soldats dahomyens. Le même jour j’atteignis Allada, l’ancienne résidence des rois de Dahomey.

« Parti d’Allada le lendemain, j’eus à traverser le jour suivant les marécages de la Lama, qui heureusement contenaient très-peu d’eau à cette époque de l’année. Après une courte halte à Canna, j’arrivai le 28 au soir dans les faubourgs d’Abomey, où une confortable habitation avait été disposée pour moi. On m’y laissa toute la journée du lendemain, avec la recommandation expresse de n’en pas sortir, surtout pendant la nuit. Le 29, on me fit franchir l’enceinte fortifiée de la ville par la porte Royale, sous laquelle se tenaient pour me recevoir deux des principaux cabéceirs. Ils me saluèrent profondément et me dirent : « Le roi notre maître n’a jamais vu de Hollandais ; il en a été de même du feu roi son père ; et maintenant que nous avons une foule de captifs à sacrifier aux dieux, nous sommes on ne peut plus heureux de voir un Hollandais. » Après cet exorde, ils m’obligèrent de boire avec eux, quatre fois de suite, à la santé de leur souverain, puis ils exécutèrent autour de moi une pyrrhique sauvage accompagnée de chants et de coups de fusil. Conduit ensuite au palais du roi, j’y fus reçu par le premier ministre qui m’apprit que le prince me donnerait audience le lendemain.

« Le 1er juillet je trouvai Sa Majesté Bâhadou, assise devant son palais sous un dais élevé et entourée d’un détachement d’amazones. Je saluai à l’européenne le monarque, qui se leva, me prit les mains, me dit qu’il était très-heureux de voir un Hollandais et continua à me parler en portugais pendant dix minutes au moins. Il termina en m’invitant à retourner à mon logement et à n’en pas bouger de trois jours.

« Le 5 juillet, je fus conduit en grande pompe sur la place du Marché où on m’apprit qu’un grand nombre de malheureux avaient été égorgés la nuit précédente. Le premier objet qui frappa mes yeux, sur ce théâtre d’horreur, fut le corps de M. Doherty, ancien esclave libéré, et dernièrement ministre de l’Église anglicane à Ischagga. Il était crucifié contre le tronc d’un arbre gigantesque ; une fiche de fer traversait sa tête, une autre sa poitrine et de grands clous fixaient solidement à l’arbre ses pieds et ses mains. Par une amère ironie, son bras gauche était recourbé de manière à soutenir une large ombrelle de coton (p. 105) !…

« De là on me mena vers une haute plate-forme où trônait le roi, et d’où Sa Majesté adressait à son peuple ce que l’on pourrait appeler un prêche de guerre, car il lui promettait de le conduire, dès le mois de novembre, à l’attaque d’Abbéokuta. Des cauris, des vêtements et des flots de rhum furent distribués à la foule en forme de péroraison.

« Vis-à-vis la plate-forme et dans toute la largeur de la place étaient alignées des rangées de têtes humaines, fraîches et saignantes, et tout le sol du marché était saturé de sang. Ces têtes étaient celles d’un certain nombre de captifs provenant de la prise d’Ischagga et que l’on avait massacrés la nuit précédente après avoir épuisé sur eux l’art diabolique des tortures !…

« Cinq jours encore se passèrent pendant lesquels on me retint confiné dans ma demeure, avec défense expresse de hasarder un pas ou un regard au dehors après le coucher du soleil. Le 10 juillet tout le sol d’Abomey fut ébranlé par une violente secousse de tremblement de terre (j’ai su depuis qu’il s’était étendu jusqu’à Accra), et dès le matin je fus conduit de nouveau sur la place du Marché, où je retrouvai le roi, siégeant sur sa plate-forme au milieu de ses éternelles amazones. Il me dit que ce que je prenais pour un tremblement de terre n’était autre chose que l’esprit même de son père, se plaignant du peu de soin que l’on apportait à la célébration des Coutumes antiques et sacrées. Puis il fit approcher trois chefs ischaggans, spécialement chargés par lui d’aller apprendre à son père que les Coutumes seraient dorénavant observées mieux que jamais. Chacun de ces malheureux reçut de la main du roi une bouteille de rhum, une filière de cauris,… puis fut immédiatement décapité.

« On apporta ensuite vingt-quatre mannes ou corbeilles, contenant chacune un homme vivant dont la tête seule passait au dehors. On les aligna un instant sous les yeux du roi, puis on les précipita, l’un après l’autre, du haut de la plate-forme sur le sol de la place où la multitude, dansant, chantant et hurlant, se disputait cette aubaine comme, en d’autres contrées, les enfants se disputent les dragées de baptême. Tout Dahomyen assez favorisé du sort pour saisir une victime et lui scier la tête pouvait aller échanger à l’instant même ce trophée contre une filière de cauris (environ 2 fr. 50) ; ce n’est que lorsque la dernière victime eut été décollée, et que deux piles sanglantes, l’une de têtes, l’autre de troncs mutilés, eurent été élevées aux deux bouts de la place, qu’il me fut permis de me retirer chez moi.

« … Pendant tout le jour suivant on me fit parcourir les autres quartiers de la ville, qui, tous à la fois, avaient été les théâtres de semblables horreurs. Le 12 juillet je commençai à respirer ; les plates-formes furent démolies et le programme de la fête parut se restreindre à des chants, des danses et des décharges d’armes à feu. Dix jours se passèrent sans être souillés de sacrifices humains ; mais en fut-il de même des dix nuits intermédiaires ? j’ai malheureusement tout lieu de ne pas le croire.

« Le 22 juillet, il me fallut être témoin de la Grande Coutume, au palais du feu roi, dont deux hautes plates formes flanquaient la porte d’entrée. Chacune d’elles supportait seize captifs et quatre chevaux, tandis qu’un même nombre de chevaux, un alligator et seize femmes étaient placés sur une troisième plate-forme, dans la cour intérieure de l’habitation. Hommes et femmes, capturés à Ischagga, avaient fait partie de cette émigration d’esclaves libérés, venue, il y a quelques années, de Sierra-Léone dans le Yarriba ; tous étaient proprement vêtus à l’européenne.

« Lorsque ces malheureux, assis ou plutôt enchaînés sur des siéges grossiers, eurent été disposés autour de