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grandes aînées, Fleurus et Zurich. Laissons au dernier rang celles qui ne sont que de glorieux égorgements, mais plaçons au premier les victoires qui sauvent, et au second celles qui pacifient. Moreau avait mission d’aller chercher la paix à Vienne ; il la trouva sur ce chemin, en dépit des guinées anglaises. Du pont du Dampschiff, nous ne pouvons voir le champ de bataille qui s’enfonce à dix ou douze lieues dans le sud, mais il était là, et je le salue en passant.

Ces souvenirs du pays, rencontrés si loin de la frontière, font battre le cœur. Qu’on dise ce que l’on voudra, ici et ailleurs, des travers, des ridicules, des défaillances de la France, il n’y a qu’un grand peuple pour laisser de telles empreintes sur la face des continents ; et en voyant ces traces glorieuses, le plus obscur de ses enfants éprouve le sentiment qui s’éveille dans l’âme du fils des grandes races, quand il trouve tout à coup, en une région lointaine, le blason de ses pères fièrement sculpté au front d’une ville ou de quelque vieux château.

Je ne vous ai pas encore parlé de notre bateau. Il fait cependant partie du paysage, et peut-être porte-t-il des gens curieux à voir. Faisons-en le tour avant d’atteindre Passau, car arrivé là, nous n’aurons plus d’yeux que pour la rive.

Ce que le chemin de fer est à la diligence, le steamboat l’est au navire à voiles : de la fumée, des cendres, du bruit, un mouvement saccadé, une forme ramassée et disgracieuse. Comme science et industrie, c’est magnifique ; comme art, c’est bien laid, à côté du navire chargé de sa voile latine, qui s’incline au vent et ondule doucement sur la vague qui l’emporte. Le fleuve à présent est presque aussi désert qu’une voie ferrée. De loin en loin nous apercevons un bateau, mais on n’y voit plus de voyageurs, seulement quelques bons compagnons qui payent leur passage avec l’assistance qu’ils donnent aux mariniers.

Sur notre Dampschiff, nous étions peu d’étrangers. Sans les colis de marchandises et les indigènes, il n’aurait point fait ses frais : un seul Français, votre serviteur ; quelques Anglais présentant les deux échantillons de la race, l’un court et gros, l’autre long et maigre, avec une lady qui ne quittait pas son murray des yeux, et regardait le paysage dans son guide ; une famille belge, ou plutôt cosmopolite, métissée de Suisse et habitant la Russie, où elle retournait ; des Allemands qu’on paraissait avoir oubliés jusqu’à vingt ans dans leur maillot, tant ils étaient embarrassés de leurs mouvements ; des paysans bavarois dont la grande occupation était, leur pipe fumée, de tirer d’un étui à lunettes un long peigne pour arranger leur chevelure, qu’ensuite ils inondaient d’huile. Parmi eux pourtant un couple d’amoureux qui faisaient sans doute leur voyage de noces, et qui ne se quittaient pas un instant de la main ni des yeux. Je ne sais vraiment pas pourquoi ils étaient partis, car ils étaient bien indifférents à tout ce qui se passait autour d’eux, bien seuls au monde, et, à eux-mêmes, tout leur univers.

Voyez le charme d’un sentiment vrai. Au milieu de ces figures sans expression, sans idées, ce couple de fiancés me réjouit le cœur et les yeux, comme tout à l’heure le premier rayon de soleil qui perça au travers des nuages humides et bas dont nous étions enveloppés.

Je croyais avoir fini mon voyage de découvertes sur le pont de notre bateau, quand je trouvai encore, dans un coin, un vieux savant armé d’énormes lunettes rondes et enveloppé, malgré le soleil, de son manteau, toujours lisant, annotant et rêvant, mais ne regardant jamais. Moi, au contraire, je le regarde beaucoup, et je cherche à lire dans son esprit à travers sa bonne grosse figure. Il parle sans doute dix langues, sait par cœur l’antiquité grecque et celle des Védas, a étudié tous les systèmes, et très-certainement en a publié au moins un. Il a remué beaucoup de faits, beaucoup d’idées, et n’est probablement d’accord avec personne, peut-être pas avec lui-même. Il a traversé le monde sans s’en apercevoir, et il aurait été bien certainement capable, le 14 octobre 1806, d’aller, comme Hegel, par les rues d’Iéna, chercher un éditeur pour sa Phénoménologie, sans entendre le canon de Napoléon qui éclatait au-dessus de sa tête. Mais c’est un soldat de la pensée, un vétéran qui a blanchi dans les veilles. Si son œuvre est trouble comme celle de tant d’autres, le Temps tient un grand crible où tout tombe, se clarifie et s’épure. Heureux qui peut y faire passer une parcelle de vérité : celui-là a payé sa dette de la vie. Mon vieux savant est peut-être de ce nombre : je voudrais bien lui serrer la main, et il faudra que j’en trouve l’occasion avant la fin de notre journée.

En attendant, mes amoureux et lui me donnent un curieux spectacle. Il n’y avait certainement qu’eux à bord, qui vécussent, et à eux trois, ils me représentaient bien l’Allemagne si souvent étrangère au monde réel par le sentiment, la poésie et la science. Après tout, ne vaut-il pas mieux être enlacé de ces fils d’or que des liens pesants de l’industrialisme ? Le riche qui n’est que cela a reçu sa trompeuse récompense, suam receperunt mercedem, vani vanam. Le poëte ou l’amant, c’est la même chose, l’a toujours dans son cœur et le savant dans sa pensée.


XXIII

DE PASSAU À LINZ.

Passau et ses trois fleuves. — Harmonie entre la plaine et les montagnes. — Le sanctuaire de Mariahilf. — Une troupe de pèlerins à bord du Dampschiff.

Vilshofen est une petite ville à l’embouchure de la Vils, dans le Danube, et à une heure de Passau. Le paysage y change d’aspect. Depuis Ratisbonne, nous descendons au sud-est parallèlement à la chaîne du Bohmerwald, et en la serrant à chaque tour de roue de plus près. La rive gauche s’est donc chargée de collines qui ont pris de plus en plus l’aspect de montagnes onduleuses, aux sommets arrondis, d’où descendent de vertes prairies et des forêts aux teintes plus sombres, manteau de velours que la nature a jeté sur les épaules d’une reine, et dont les franges baignent dans le fleuve.