Aller au contenu

Page:Le Tour du monde - 07.djvu/170

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les montagnes gracieuses ou sauvages qui viennent s’y mirer, les touristes ont besoin de changer de points de vue et d’émotions, de voir des champs, des cultures, des hommes, la physionomie de l’archiduché dans l’intérieur du pays. Ils font comme moi : ils n’y tiennent plus et courent à Vienne par le moins long.

En traversant le marché de Lintz pour me rendre à l’embarcadère, je m’arrêtai à voir les paysannes des environs coquettement attifées de leurs jupes à volants et à galons, avec corsage collant en velours qui se termine par derrière en petite veste et s’ouvre par devant pour laisser voir un fichu de couleur éclatante. Elles apportaient à la ville les provisions du matin sur de petits chariots à quatre roues, d’une élégance qui me surprit, découpés, peints et vernis comme une calèche de Hyde-Park. Les brancards sont mobiles et peuvent être retournés pour que la voiture soit à volonté tirée ou poussée. Quand la route est plane et facile, elles se bouclent des bretelles à la ceinture, ce qui laisse les mains libres et leur permet de tricoter. — Quoi ? ce ne sont point des bas assurément, puisqu’elles vont nu-pieds.

Un peu plus loin je rencontrai un enterrement. À en juger par la maison d’où le cortége sortait et par la tenue de l’escorte, le défunt n’avait pas été un des privilégiés de ce monde : l’affluence des assistants tenait sans doute à quelque fraternité de compagnonnage. La maison mortuaire était tendue de noir et décorée de bannières, de banderoles, de statues, de fleurs artificielles et de musiciens : trombones, cors de chasse et surtout clarinettes. On commença par donner une aubade, sans doute à l’âme du pauvre mort. Le clergé arrivé, le cortége s’organisa.

En tête, un groupe de mendiants ou tout au moins de pauvres dont le premier porte une croix. Ils sont généralement vêtus d’une longue redingote éprouvée par de vieux services et que surmonte un chapeau de haute forme. Plusieurs ont, en pardessus, un tablier de toile bleue. Les femmes sont aussi en guenilles et pieds nus. Viennent ensuite cinq ou six enfants de dix à douze ans en redingotes à pèlerines trop longues et trop larges, la tête cachée sous un énorme chapeau que garnissent plusieurs rangées de crêpes à grands nœuds ; puis des enfants de chœur en surplis blancs et courts, comme partout ; enfin des prêtres avec la barbe et de grandes bottes.

Derrière le clergé les musiciens, et derrière les musiciens le mort dans un cercueil placé sur les épaules de huit confrères qui ont des crêpes aux poignets, un crêpe immense en sautoir et à la main un gros cierge court.

À l’avant et à l’arrière du cercueil, un grand drap blanc dont je ne comprends ni la signification ni l’usage et qui est porté par huit personnages en costume pareil à celui des précédents ; sur le cercueil même, des statues en bois doré, des couronnes de fer-blanc, des rubans et des fleurs. La foule suit pêle-mêle : les mendiants psalmodient, le clergé chante, les trombones rugissent, les cors sonnent et les clarinettes crient.

Voilà un pauvre diable de mort qui n’était point un Mirabeau et qui s’en va accompagné, comme Mirabeau l’avait souhaité, avec de la musique et des fleurs[1]. Les funérailles sont une des trois grandes solennités de la vie. Les peuples jeunes les font avec une douleur bruyante et entourent de pompe ce grand mystère ; les peuples vieux mènent silencieusement leurs morts à l’asile suprême. Pour mon usage, j’aimerais mieux ce goût-là. Dans nos grandes cités, la famille doit garder pour elle ses douleurs, comme ses joies.

Le mort m’avait pris du temps ; j’arrivai tard à un charmant embarcadère, trop tôt encore puisque j’y trouvai le kellner de l’hôtel qui m’attendait, une note additionnelle à la main. On prétexta je ne sais quelle faute de calcul, et je fus rançonné d’une dizaine de florins. Était-ce vraiment une erreur ou une revanche de Solferino que l’hôtelier prenait patriotiquement sur un Français de passage ? Je n’en sais rien ; dans tous les cas, c’était du désordre, et je regrette d’avoir oublié le nom de cette maison peu hospitalière.

Le chemin de fer de Lintz à Vienne ne traverse aucune ville importante. Nous laissons à droite le gros bourg d’Ebelsberg avec son immense pont sur la Traun, où se fit en 1809 un épouvantable massacre qu’un peu de prudence eût épargné. L’eau, le feu, la mitraille y jouèrent tout à la fois leur rôle destructeur. Napoléon lui-même, qui n’avait pas les nerfs sensibles, eut horreur de cette inutile boucherie. À Amstetten, autre trace sanglante ; elle date, celle-là, de 1805 : nos troupes s’y heurtèrent contre les Russes, qu’ils rencontrèrent quelques semaines plus tard à Austerlitz. Au delà, depuis l’embouchure de l’Ips jusqu’à Mœlk, nous nous rapprochons du Danube.

Comme la Galathée de Virgile qui se cache derrière les saules, mais a bien soin de laisser voir auparavant son frais visage, les fleuve montre de loin en loin sa face argentée. Cette fois, je vois bien réellement de mes yeux l’admirable position et la vaste étendue de la grande abbaye bénédictine, quoique nous passions trop vite pour que je puisse vérifier si l’architecte Prandauer a vraiment donné aux bâtiments de Mœlk autant de fenêtres que le bon Dieu donne de jours à l’année. À Saint-Polten, le dernier quartier général de Napoléon avant son arrivée à Schœnbrunn en 1809, nous sommes au pied des pentes du Wienerwald qui nous reste à franchir pour redescendre de l’autre côté dans Vienne.

Tout ce pays doucement accidenté est charmant. Je commence même, à force d’en voir, à me faire aux clochers en turbans recouverts de cuivre étamé qui ont à Mœlk fort bonne figure. Cette province doit être riche aussi ; car les tranchées du chemin de fer montrent un sol profond ; à la surface la propriété me semble divisée ; les cultures varient, les villages sont nombreux, et les habitations des paysans en bon état, quoique trop souvent couvertes en tuiles de bois, et je sais que l’industrie métallurgique y est florissante. Entre Ens et Amstetten, le chemin de fer s’est rapproché de Steyer, ville de onze

  1. Voy. ci-dessus, tome VII, page 150.