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Le Léopoldsberg est le dernier sommet du Kahlenberg, qui lui-même est l’extrémité du Wienerwald. On s’y trouve à deux cent soixante mètres au-dessus du Danube, et le regard y court librement à la surface de cent lieues carrées de pays. À ses pieds on a le second fleuve de notre continent pour la longueur du cours, le premier pour l’importance commerciale ou politique, et une des grandes capitales de l’Europe, la cinquième par le nombre de ses habitants[1].

Je ne vous décrirai pas la majesté de ce spectacle. D’ailleurs cette fois la nature, toute belle qu’elle fût, eut tort devant l’histoire. Je n’étais pas venu au Léopoldsberg pour voir un beau coucher de soleil ou l’horizon bleuâtre des montagnes lointaines. Je venais y chercher la solution de deux problèmes : demander à Vienne la raison de son existence, et à l’Autriche comment autour de cette ville s’était formé un empire de trente millions d’hommes. La poésie s’en allait et la géographie prenait sa place.

Nous savons pourquoi Londres, Paris, Constantinople et Pétersbourg se trouvent où ils sont. Paris dans son île que le fleuve protégeait[2] ; Pétersbourg dans ses marais, mais auprès du golfe de Finlande et à portée de l’Europe civilisée ; Constantinople sur les sept collines qui descendent à un port magnifique, en face de l’Asie et au bord d’une mer intérieure dont elle peut fermer les deux entrées : Londres enfin, assez loin de la mer pour n’avoir rien à craindre d’une guerre maritime, assez près pour recevoir dans son fleuve des navires de mille tonneaux. Mais Vienne et Berlin ! Pourquoi l’une s’est-elle placée au bord d’une rivière sans eau, quand, à deux pas plus loin, coulait un fleuve magnifique ; pourquoi l’autre a-t-elle poussé d’un jet si vigoureux dans ces landes du Brandebourg où la bruyère même pousse si mal ?

C’est qu’aucune des deux n’est un produit naturel du sol qui les porte, mais une création artificielle de la politique. Sous les Romains, Vindobona resta sans importance. Ils n’y gardaient rien, pas même le Danube qui en est éloigné d’une lieue et s’y divise en plusieurs bras. Aussi avaient-ils mis leur flottille plus bas à Hainbourg, et leur forteresse de Citium plus haut, au Léopoldsberg. Dans le moyen âge, au contraire, des raisons militaires firent la fortune de la bourgade romaine. Quand Vienne s’agrandit, ce ne fut pas en effet qu’on songeât au commerce, à l’industrie, aux convenances de la paix, mais beaucoup aux Huns, aux Hongrois, aux Turcs. Vienne fut alors une forteresse jetée en avant du Wienerwald pour en défendre les approches.

Ces monts du Wienerwald, extrémité des Alpes Noriques, jouent un rôle considérable dans la configuration du pays. Par un de leurs contre-forts, le Sœmering, ils se relient aux hauteurs qui séparent le bassin du Raab de celui de la Muhr, et le demi-cercle qu’ils tracent ainsi de Vienne jusqu’aux environs du lac Platten marque la limite de deux régions et de deux climats bien distincts. En arrière, les Alpes couvrent toute la rive droite du Danube de montagnes ou de hauts plateaux ; en avant s’étend la plaine immense de la Hongrie. L’année 1860 a été très-humide pour toute l’Europe occidentale, et les pluies m’avaient tenu trop fidèle compagnie jusqu’à Vienne. Dans cette ville même j’en vis encore, mais ce furent les dernières ; et quand j’arrivai à Pesth, il y avait trois mois qu’il n’y était tombé une goutte d’eau. Soyez bien sûr que deux régions séparées par la géographie le sont aussi par l’histoire. Ici nous avons deux éléments différents : à l’est la grande plaine hongroise, le pays des peuples à demi nomades et des cavaliers rapides ; à l’ouest, les montagnes élevées, les vallées profondes et les fleuves perpendiculaires au Danube qui forment autant d’obstacles à l’invasion.

Il y a eu, aux temps anciens, dans le monde germanique, un formidable balancement de nations : d’occident en orient sous la pression de Rome, d’orient en occident sous celle d’Attila. Mais tandis que les Germains reculant devant les Huns inondaient la Gaule et l’Italie, l’Espagne et l’Angleterre, la masse des tribus slaves et hunniques prenait possession des pays abandonnés par eux dans la Germanie orientale : les Obotrites avancèrent jusqu’à l’Elbe, les Avares jusqu’au delà de la Leytha, au pied du Wienerwald.

Avec Charlemagne et les Othons le mouvement d’occident en orient recommence et les Germains essayent de reprendre ce que les races slaves et finnoises leur avaient enlevé. Contre ces races, les Germains constituèrent, le long de leur frontière orientale, deux grands duchés : entre le Rhin et l’Elbe, celui de Saxe ; entre le Lech et la Leytha, celui de Bavière, qui dans la première moitié du moyen âge, furent les deux plus puissantes principautés de l’Allemagne, l’un au nord, l’autre au sud de cette forteresse des monts de Bohême, où les Slaves tchèques étaient entrés, que les Allemands n’ont pu leur reprendre encore, d’où, au moins, ils les ont empêchés de sortir.

Le péril était si grave que les deux duchés parurent une défense insuffisante. En avant de chacun d’eux on constitua un margraviat, ou province frontière militairement organisée ; en avant de la Saxe et de l’Elbe : la Marche de Brandebourg ; en avant de la Bavière et de l’Enns : la Marche Orientale. L’un dut faire tête aux Slaves du nord, l’autre aux Hongrois, successeurs des Avares, et dont les hardis cavaliers traversèrent plus d’une fois l’Allemagne entière pour ravager l’Italie et la France. Quand leur grande défaite d’Ausgbourg, en 955, les eut pour jamais rejetés de l’autre côté du Wienerwald, et plus tard derrière la Leytha, les margraves d’Autriche furent chargés de les y contenir, comme ceux de Brandebourg avaient mission d’arrêter les Slaves du nord derrière l’Oder.

Il en est du corps social ainsi que du corps humain, le sang afflue là où on le provoque à venir. Ces deux points étant les plus menacés, l’énergie vitale s’y développa, la force militaire et l’habileté politique s’y

  1. Londres, Paris, Constantinople sont beaucoup plus peuplés, mais Vienne n’est pas très-loin du chiffre de Saint-Pétersbourg.
  2. Voy. ci-dessus, t. III, p. 338.