Page:Le Tour du monde - 07.djvu/228

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cha[1], huitième Inca, en souvenir d’un songe où un vieillard à longue barbe, vêtu d’une robe flottante et tenant un dragon enchaîné, était apparu à ce prince, alors que, jeune encore, il gardait les moutons de l’empereur Yahuar-Huacac son père, dans les plaines de Chita[2].

Ce songe, dans lequel l’héritier présomptif avait cru voir un ordre d’en haut relatif à la réduction des Chancas, et que plus tard il accomplit religieusement en exterminant trois mille de ces indigènes et en annexant leur territoire à l’empire, ce songe valut à la contrée un temple commémoratif long de quatre-vingts mètres, large de quarante, et dont les murs, élevés de dix mètres, étaient construits moitié en belles pierres et moitié en pisé. L’édifice était assis sur un plateau qui commandait les environs, on y arrivait par cinq rangs d’andanerias en retraite, qui formaient comme autant de degrés. Il avait trois portes et trois fenêtres sur chaque côté du nord et du sud ; une porte et deux fenêtres sur chacune de ses façades. Cinq piliers placés de distance en distance sur les murs principaux, et reliés par des poutrelles transversales, servaient d’appui aux maîtresses poutres qui supportaient un toit de chaume. La saillie exagérée de ce toit formait sur les bas côtés de l’édifice comme une manière d’auvent sous lequel les passants surpris par une averse pouvaient se mettre à couvert.

D’après Garcilaso, qui n’accorde à ce temple que quarante mètres de longueur sur vingt mètres de largeur, c’est à-dire la moitié moins de ce que lui donnent Pedro de Cieça et le révérend Acosta, et qui prétend en outre qu’il n’était couvert d’aucun toit, conformément au songe dont il perpétuait le souvenir, lequel avait eu lieu dans la campagne et sub Jove crudo ; selon ce même Garcilaso, disons-nous, la décoration intérieure du temple consistait en un simple cube de porphyre noir sur lequel était placée la statue du vieillard mystérieux qui jadis était apparu à l’Inca Viracocha. À l’époque de la conquête, les Espagnols jetèrent bas cette statue et brisèrent son piédestal, dans l’idée qu’ils recouvraient un trésor caché.

Temple de Huira-Ccocha, d’après les historiens Pedro de la Cieça et Acosta.

De ces splendeurs architecturales, il ne reste aujourd’hui que des pans de murs d’environ vingt pieds de hauteur. Il est vrai que ces murs présentent neuf portes, quand l’édifice primitif n’en avait que huit, au dire de Pedro de Cieça et du père Acosta. Heureusement nous sommes seul à le savoir ; car si cette neuvième porte, sur laquelle on ne comptait pas, eût été retrouvée par les délégués d’une société savante, non-seulement elle offrait entre sociétés rivales matière à dissidences et prétexte à brochures, mais plus d’un bel esprit paradoxal eût ri de la trouvaille et prétendu en public que le temps, ce temps vorace et insatiable, tempus edax, qui ronge, qui grignote, émiette, amoindrit nos pauvres édifices, ajoute au contraire à ceux du Pérou. Par égard pour la chronique et la tradition, duègnes respectables, nous ne dirons rien de semblable ou même d’approchant. Nous admettrons, avec les historiens susdénommés, que le temple dont il s’agit avait bien huit portes et seulement huit portes ; mais qu’une secousse du volcan voisin a pu pratiquer la neuvième ; c’est le seul moyen de tout concilier.

Deux lieues séparent Saint-Pierre et Saint-Paul de

  1. Écume du Lac, ainsi nommé à cause de sa blancheur lactée, disent les historiens du dix-septième siècle ; mais l’exagération habituelle de ces estimables auteurs nous fait croire que cette prétendue blancheur de Huira-Ccocha n’ótait qu’une nuance café au lait, au lieu de la teinte de brique brûlée qui caractérisait les gens de sa race. La sœur et épouse de cet Inca, qui se distinguait également des siens par une blancheur relative, fut appelée Mama Runtu (la mère l’œuf).
  2. Nous laissons aux historiens de la conquête la responsabilité de ce songe apocryphe et le soin d’expliquer la présence du jeune prince dans l’affreux désert de Chita, c’est-à-dire à quarante lieues sud de Cuzco, la capitale de l’empire, et gardant des moutons que les conquérants n’introduisirent en Amérique que deux siècles plus tard.