Page:Le Tour du monde - 07.djvu/254

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Que de fois après mes excursions botaniques aux environs, j’étais venu me reposer à l’ombre de ces galeries et m’égayer un peu devant les essais polychromes qui recouvrent leurs murs à titre de fresques ! Le prieur, un beau vieillard couleur d’acajou que je rencontrais fréquemment durant mes visites, et qui, chaque fois, me voyait sourire en parcourant les deux étages de peintures que possède la Recoleta, m’avait pris en amitié à cause de ce même sourire qu’il attribuait à un accès d’admiration pour ces tableaux. Au lieu de détromper à cet égard le révérend moine, je m’étais plu à entretenir son erreur, fourberie innocente qui me valait de temps en temps une invitation à manger quelque friandise, à boire un verre de liqueur et fumer une cigarette. À l’heure où je trace ces lignes, le bon père, qui comptait alors dix-sept lustres révolus, s’est probablement envolé joyeux vers les demeures éternelles ; — sedes æternas lætus advolavit, — comme dit l’épitaphe de Fray Juan de Matta, son prédécesseur, gravée sur une dalle de la chapelle. Je ne puis donc donner à sa mémoire qu’une larme pieuse et un regret stérile ; mais Dieu, je l’espère, saura reconnaître et payer, en mon nom, dans un autre monde, les petits gâteaux et les confitures que me fit manger dans ce monde-ci le digne prieur.

Entre San Sebastian et Cusco. L’arbre des adieux.

L’amitié qu’il me témoignait ostensiblement m’avait attiré la considération de tous les moines. Les doyens du chapitre se plaisaient à me questionner sur les us et coutumes de notre France, qui leur semblait un empire aussi fabuleux qu’à nous, autrefois, celui du Cathay ou du grand Kan de Tartarie. Le frère portier, assis sous le porche d’entrée, où du soir au matin il tricotait des bas tout en ayant l’œil au guichet, ne manquait pas, en me voyant venir de loin, d’ouvrir à l’avance l’huis monastique et de se planter sur le seuil pour attendre mon arrivée. Après les compliments d’usage, il me demandait quelques cigarettes. Pendant que j’allais faire un tour de cloître, il avait soin de mettre au frais dans un seau. d’eau les plantes que j’avais cueillies. Parfois en sortant, je le gratifiais d’un réal d’argent pour s’acheter du tabac et de l’eau-de-vie, deux choses qu’il affectionnait singulièrement. Alors il ne tarissait pas d’éloges sur mon compte et me donnait, avec force bénédictions, le titre pompeux d’Excellence. Lorsqu’il m’arrivait d’oublier ma bourse ou de n’avoir pas de monnaie, il négligeait de me bénir et me saluait froidement en m’appelant señor tout court.

Quant aux jeunes frères, je les avais surpris tant de fois dans les cabarets voisins, un pot de chicha sur les lèvres, ou leur robe relevée jusqu’à la ceinture et leur chapeau tout bosselé, en train de danser des samacuecas prohibées à l’heure où les révérends pères faisaient la sieste, qu’ils me souriaient comme à une ancienne con-