Page:Le Tour du monde - 07.djvu/370

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transforma graduellement en un océan d’or et finit par prendre la blancheur éclatante de l’argent. Le soleil s’arrêta quelques minutes sur ce sommet qui dominait tous les autres, avant de verser sa lumière sur les pics d’une moindre hauteur. Quelques secondes après, il en éclairait de moins élevés encore, et bientôt la chaîne tout entière ne fut plus qu’une masse éblouissante qui se détachait sur un fond d’une profonde obscurité. Il y a quelque chose de merveilleusement grand dans ces effets de lumière qui revêtent de tons magiques et de lueurs changeantes ces masses prodigieuses de montagnes. Après avoir donné un instant à la contemplation, je fis le dénombrement de ma bande qui se composait de vingt-cinq hommes et de quarante-cinq chevaux. Quatre des hommes du sultan portaient de longues lances et des haches d’armes, les autres n’avaient que des haches d’armes seulement ; leurs habits faits de peau de cheval, ornés de crinières flottantes, et leurs casques rabattus sur leurs bonnets, leur donnaient un aspect tout à fait sauvage. Le Kirghis que Sabeck m’avait donné pour guide à travers le désert était un homme d’une quarantaine d’années, à la force athlétique, à la figure bonne et intelligente. C’était lui qui accompagnait toujours le sultan dans ses voyages ; il connaissait toutes les routes, quelle que fût la direction : aussi, grâce à lui, je pus, sans encombre ou mésaventure, tracer un long itinéraire le long de la pente nord des Syan-Shans, et traverser le désert qui s’étend entre la base septentrionale du Bogda-Oöla et le bassin du Kessil-back-Noor.

Dans ce trajet je revis mes anciennes connaissances Oui-Yas et Baspasihan qui étaient venues, avec leurs clans et leurs troupeaux, y prendre leurs quartiers d’automne, et je resserrai les liens de l’hospitalité avec un grand nombre de rois-pasteurs. Je dois citer entre autres le sultan Yamantuck, un des hommes les plus intelligents que j’aie rencontrés au désert. Dans le portrait que j’ai fait de lui je l’ai peint entre sa fille, fort bel échantillon de ce type kirghis, très-apprécié, dit-on, des Grecs du Bas-Empire, et son fils, qui lui fait une communication à genoux selon l’usage de ces régions. Je ne dois pas omettre non plus le sultan Beck, le plus puissant et le plus riche des Kirghis de la grande horde ; — le sultan Boulania qui, ayant voyagé jusqu’à Omsk et Tobolsk, passait pour l’homme le plus instruit et le plus éclairé de sa race — et enfin le sultan Souk, qui, plus voisin des Russes et des terrains de pâture de la horde moyenne, doit sans doute à ces circonstances une autre espèce de réputation. On ne saurait trouver un plus grand voleur dans toute la steppe ; mais comme il avait quatre-vingts ans, il ne pouvait plus se joindre aux barantas, quoiqu’il en projetât toujours.

Dans une précédente circonstance où je me trouvais à son aoul, quelques Kirghis de la moyenne horde étaient venus nous prier de leur faire rendre leurs femmes et leurs enfants, enlevés par les bandits du sultan. Mais ce vieux coquin s’y était refusé, prétendant que cela faisait partie de son butin. Il recevait une pension de l’empereur de Russie, vendait son pays et trompait Sa Majesté Impériale. Dans une de ses expéditions de maraude, une hache d’armes lui avait coupé le nez, qui depuis était resté difforme. Lorsque je fis son portrait, il me pria de ne point copier son nez tel qu’il était, mais de lui en faire un convenable, afin que l’empereur ne vînt pas à se douter de ses mœurs de bandit. En posant pour ce portrait il avait étalé sur un vêtement de pourpre, une médaille d’or et un sabre que lui avait envoyés Alexandre Ier et dont il était extrêmement fier.

Ce vieux renard fut au nombre des visiteurs que le printemps suivant amena à Kopal, notre station d’hiver, où dans l’intervalle il nous était né un fils, que, d’après les hautes cimes qui couronnaient notre horizon, nous baptisâmes du nom d’Alatau.

Cet événement nous attira de nombreuses visites, « et parmi les plus fréquentes, dit Mme Atkinson, il faut compter celles du sultan Souk. Il venait souvent passer une heure chez nous ; une de ses plus grandes distractions était un miroir de voyage. Il entrait dans ma chambre à coucher où ce miroir se trouvait pendu à la muraille, restait pendant une heure et plus à se mirer, en faisant toutes sortes de grimaces, et poussait de bruyants éclats de rire ; il est probable que jamais auparavant il n’avait vu sa figure. Il essaya, mais en vain, de me persuader de lui en faire cadeau : puis il me flatta pour avoir une paire de ciseaux, qu’il donna à son armurier pour en faire faire de semblables, qui furent les premiers fabriqués dans la steppe. Il furent remis au gouverneur de Kopal qui promit de me les rendre ; mais ce dernier, apprenant que nous les regardions comme une curiosité, rétracta, je suppose, sa promesse, car je ne les revis plus jamais. Un autre objet d’attraction pour le vieillard, c’était l’enfant ; du reste, de près comme de loin, bien des Kirghis étaient venus pour le voir ; un sultan, entre autres, lui envoya par un de ses hommes un mouton rôti, alors qu’il n’avait encore que six semaines.

« Notre interprète introduisait tout le monde dans notre appartement. Lorsqu’il s’agissait de quelque nouveau venu, il marchait avec une gravité visible, et, invitant la personne à s’asseoir, il offrait à M. Atkinson sa flûte, le priant, sur un ton qui sentait le commandement, d’en jouer un peu. Il s’imaginait lui rendre un grand service en faisant connaître son talent.

« On examinait tout les objets étalés çà et là. Un sultan fut tellement surpris à la vue d’une paire de gants qui appartenaient à M. Atkinson, qu’il sortit pour aller les montrer à ses serviteurs. Lorsqu’il revint, comme je savais que mon mari les ayant portés longtemps n’en voulait plus, je lui donnai à entendre qu’il pouvait les garder ; il sortit de nouveau et rentra bientôt accompagné de Yarolae, l’interprète, qui me dit que si je voulais faire un cadeau au chef, il préférait une serviette. Pour le satisfaire, je lui en donnai une et repris mes gants, dans l’espoir de les donner à un autre ; mais ayant quitté ma chambre un instant, je m’aperçus à mon retour que le sultan avait disparu avec les gants. »