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faces sont percées d’une arcade de vingt-cinq mètres de large. Pendant que je dessinais cette masse énorme, l’orbe cramoisie du soleil levant apparut tout à coup sous la triple arcade, ajoutant ainsi un magique effet au sombre paysage qui m’entourait. Ce monument, auquel la nature a donné un caractère plus grandiose qu’effrayant, n’en est pas moins, pour les Kirghis, l’œuvre de Satan. C’est lui qui a desséché le lac dont les eaux emplissaient jadis le bassin. C’est lui qui a ouvert l’étroite et profonde fissure par où s’écoulèrent les eaux. Je la suivis en dépit de mon guide, curieux que j’étais de visiter un endroit dont nul Khirgis n’approche volontairement.

Sous nos pieds grondait le torrent invisible, et sur nos têtes les rocs projetaient à une énorme hauteur leurs parois inclinées, leurs sommets déchiquetés et branlants ; quelques-uns d’eux s’avançant si loin sur le bord que leur stabilité semblait un problème insoluble.

Arrivé à un entassement de hauts blocs appuyés sur la base des hauteurs, je me heurtai à de vastes masses sur lesquelles il était impossible de grimper. Après nous être hissés sur leur extrémité, nous entrâmes dans une ouverture formée dans l’éboulement et presque privée de toute lumière.

Le guide, cependant, bon gré malgré, y pénétra ; je suivis ses pas, et nos compagnons m’imitèrent. Ayant cheminé à travers cette fissure pendant environ cinquante yards, nous émergeâmes à la lumière du jour, sur un petit rebord dominant le torrent. En face, un précipice perpendiculaire, s’élevait à plus de dix-huit cents pieds. Quelques buissons croissaient dans les crevasses près de la passe, des plantes grimpantes festonnaient les bords supérieurs, et dans cette masse cyclopéenne bâillait la bouche de la caverne qui absorbait la rivière. Nous nous tînmes silencieux et frappés de surprise en contemplant le torrent qui grondait dans cet effrayant abîme avec un tel retentissement, que je cessai de m’étonner de la croyance qui en fait la demeure de Satan.

Pierres levées dans la vallée de la Kora. — D’après Atkinson.

La bouche de la caverne est formée par une arche d’au moins cinquante pieds de large et de soixante-dix de haut ; la rivière y pénètre par un canal coupé dans le roc solide et ayant environ trente pieds de large sur dix de profondeur. Une saillie de rochers, de dix à douze pieds de large, forme une terrasse le long du bord du torrent et juste au-dessus du niveau de l’eau. Quand mon étonnement fut apaisé, je me préparai à explorer la cascade, et déposai à cet effet mon sac de bagages et mon fusil sur les rochers ; les deux Cosaques suivirent mon exemple. Le guide regarda ces préparatifs avec un intérêt visible ; mais quand il nous vit entrer dans la caverne, il fut terrifié. À vingt pas de l’entrée, le bruit causé par la chute d’eau devint vraiment effrayant et un brouillard froid nous enveloppa. De ce point, la cascade s’étendait en largeur et en hauteur, mais je n’ai pu me former une idée de ses dimensions.

Nous avançâmes dans le brouillard jusqu’à près de quatre-vingts mètres de l’entrée, voulant voir la rivière bondir dans un terrible abîme, noir comme l’Érèbe, tandis qu’une blanche vapeur la couronnait, et donnait à tout l’ensemble de la scène une apparence supernaturelle.

Peu de personnes peuvent se tenir sur le bord du gouffre sans frissonner. Il était impossible d’y entendre un mot, et l’on ne pouvait contempler longtemps cette scène, trop forte pour les nerfs les mieux trempés.

Les monts Alataus, élevant leurs cimes bien au delà de la zone des neiges éternelles, et plongeant leurs racines dans des plaines basses où il n’est pas rare de voir, en été, le thermomètre monter à cinquante degrés, ont une faune des plus variées. À leur base, le tigre, le vrai tigre, prélève de nombreuses contributions sur les trou-