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refusa également la nourriture que je lui offris. Pensant qu’il vaudrait mieux lui laisser la liberté, je dis à ces hommes qu’elle était trop jeune pour être enlevée à sa mère. Ils répondirent qu’ils la laisseraient libre lorsqu’ils auraient pris la mère ; que dans la nuit celle-ci descendrait en appelant son enfant ; qu’ils cacheraient le faon, et que la mère ne quitterait jamais cet endroit sans savoir si sa progéniture y était, et sans avoir entendu une réponse à son appel. Je devins d’autant plus désireuse de voir s’échapper ce doux et bel animal. Mon cœur de mère souffrait pour cette pauvre bête. Je sentais qu’il n’y avait pas de difficulté ou de danger qu’elle n’affrontât pour sauver son enfant ; il me vint à l’esprit un petit moyen pour la sauver sans elle. Je demandai de nouveau aux Cosaques de lui rendre la liberté, ce qu’ils promirent, mais pour un peu plus tard, lorsque l’orage serait passé ; dans l’intervalle ils espéraient attraper la mère.

« J’allai chercher quelques rubans bleu clair, et au grand amusement des Kirghis je les passai autour du cou du jeune faon. Cette couleur formait un agréable contraste avec celle de la robe du petit faon. Pendant que je me livrais à cette occupation, il me regarda d’un air si piteux avec ses deux grands yeux, qu’avant de le quitter je l’embrassai ; puis je coupai la corde qui le retenait captif. Je quittai la tente et je racontai aussitôt à mon mari ce que je venais de faire. Soudain nous entendîmes un cri de l’autre côté ; nous nous precipitâmes vers la porte de la tente et je vis à ma grande satisfaction que le faon était parti du côté de la montagne ; les Cosaques et les Kirghis se mirent à sa poursuite et tournèrent dans une gorge, espérant reprendre leur capture. Ils ne réussirent pas. La pauvre bête entendait comme nous-mêmes la voix de sa mère qui du haut de la montagne encourageait son enfant dans sa course. Un mois plus tard ce fut pour moi une vraie jouissance d’apprendre que mon petit protégé était considéré comme un animal sacré. Il avait été aperçu avec sa mère par un bon nombre de Kirghis qui s’étaient abstenus d’y toucher. Ceux qui le rencontrèrent plus tard le retrouvèrent sans sa mère. L’histoire de l’animal sacré était toujours racontée avec gravité. Lorsque les Cosaques disent que c’est moi qui ai attaché ce ruban, personne ne veut les croire et tous prétendent que ce maral est venu ainsi au monde. »

Les ours et le maral (voy. p. 379). — D’après Atkinson.


La Russie chez les Kirghis. — Relais et trombes de la steppe. — Atkinson, chef de bandes. — Les prisonniers circadiens.

Le fort de Kopal, qui à l’époque où je l’habitai était le poste le plus avancé de l’empire russe dans l’Asie centrale, ne l’était déjà plus lorsque je rentrai en Europe. L’envahissement graduel de ces contrées par la Russie est incessant. Aujourd’hui ses avant-postes entourent le massif de l’Alatau, encadrent le grand lac Issyk-Kool, et du haut de la chaîne du Mustau épient et convoitent les plaines d’Yarkand et de Khasgard. Déjà toute la petite, toute la moyenne et une partie de la grande horde des Kirghis reconnaissent la suzeraineté du grand tsar blanc, et l’on peut regarder comme très-prochain le jour où cet exemple sera suivi par tout le reste de cette grande famille de nomades qui, à deux reprises, ébranla le monde sous le galop de ses chevaux.

En attendant, il n’y a pas, entre l’Altaï et les Monts-Célestes, entre les sources de l’Iaxartes et celle de l’Amour, un clan, une tribu de renom où la Russie n’entretienne un agent, officiel ou non, mais toujours écouté. Il n’y a pas de chef, descendant plus ou moins authentique de Tchenkis-Khan ou de Timour, qui ne soit prêt à troquer son allégeance nomade et sa francisque contre une médaille ou un sabre doré envoyé de Saint-Pétersbourg…

Dans un livre bien connu en Angleterre, sir Robert Peel a beaucoup loué l’habileté et la promptitude des cochers russes ; s’il a éprouvé tant de plaisir à franchir les plaines de la Russie avec la rapidité du