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arborent à leurs fenêtres les appâts séduisants de bouteilles de tous les formats, et une multitude de navires, venant du large, débarquent sur le quai une population nouvelle qui arrive de tous les ports de France, depuis Bayonne jusqu’à Dunkerque, et qui fait monter parfois le chiffre des habitants de l’île à dix, douze et même quinze mille âmes. C’est là, à sa façon, à un certain point de vue, une population très-distinguée, très-fière d’elle même, qui se considère comme une espèce d’élite dans la création, et qui, en vérité, n’a pas tout à fait tort. En un mot, ce sont les pêcheurs des bancs qui font là leurs provisions de vivres pour eux-mêmes, d’appât pour le poisson qu’ils veulent prendre, ou bien qui, dans le cours de la campagne, viennent emmagasiner ou vendre celui qu’ils ont conquis. Ces gens-là sont au petit pêcheur indigène ce qu’un zouave peut être à un garde national.

Le costume de ces matelots parachevés atteint les dernières limites possibles du désordre pittoresque. Des bottes montant jusqu’à mi-cuisse, des chausses de toile ou de laine, amples comme celles de Jean-Bart sur l’enseigne des marchands de tabac, des camisoles bleues et blanches ou rouges, ou rouges et blanches, des vestes ou des vareuses de tricot qui n’ont plus de couleur si jamais elles en ont eu, des cravates immenses, ou plutôt des pièces d’étoffe accumulées, tournées, nouées autour du cou, des chapeaux énormes pendant sur le dos, ou bien des bonnets de laine bleue, enfoncés sur les oreilles, et, sortant de toutes ces guenilles, des mains comme des battoirs, des visages plutôt basanés que de couleur humaine, plutôt noirs que basanés, couverts de la végétation désordonnée d’une barbe qui depuis quinze jours n’a pas vu le rasoir, voilà l’aspect honoré, respecté, admiré du pêcheur des bancs. Il reste encore un point important pour que la description soit complète. Prenez l’homme ainsi fait qu’il vient d’être dit, et roulez-le pendant deux bonnes heures, avec son équipement, dans la graisse de tous les poissons possibles, alors il ne manquera plus rien à la ressemblance. Car il faut le concevoir huileux au premier chef, sans quoi ce n’est plus le vrai pêcheur.

Ainsi fait, il descend de sa goëlette, aussitôt qu’elle a mouillé, et vient s’offrir avec bonhomie, mais avec le juste sentiment de ce qu’il vaut, à l’accueil chaleureux et admiratif de l’habitant. Il marche dans le sentiment de sa gloire sur ce sol qui l’appelle depuis tant de mois. Les mains dans les poches, la pipe à la bouche, il rappelle Adam dans le paradis terrestre. Il en a l’innocence et la satisfaction d’être au monde, dont il se considère aussi, en toute humilité, comme la merveille, et encore une fois, il a raison, car il n’est pas un homme de mer depuis l’amiral jusqu’au dernier mousse qui ne pense cela de lui.


II

La boitte. — La pêche de la morue. — Pêcheurs des diverses nations.

Un navire part de France et vient d’abord à Saint-Pierre se pourvoir de ce qu’on appelle la boitte, c’est-à-dire l’appât destiné à garnir les lignes. Cet appât est ou frais ou salé, et les gens du métier en sont encore à décider si l’un ne peut pas en tout temps et en toutes circonstances tenir la place de l’autre. Toutefois il est certain que lorsque la morue est consultée par l’offre simultanée des deux séductions, elle préfère la chair fraîche.

Cette chair fraîche est fournie par le capelan[1], espèce de petit poisson qui, au printemps, descend des mers du Nord, poursuivi par des bancs de morues, lesquelles à leur tour sont chassées par de plus grosses espèces. Dans la terreur que leur causent les bandes innombrables de leurs ennemis, les capelans se répandent dans toutes les mers qui avoisinent Terre-Neuve, en masses tellement épaisses, que le flot les rejette et les accumule parfois sur le sable des grèves.

La pêche principale de ce capelan se fait sur la côte anglaise de Terre-Neuve, et les hommes de là apportent leur butin à nos pêcheurs venus à Saint-Pierre pour le rendez-vous.

Les goëlettes une fois pourvues de leur boitte quittent Saint-Pierre, prennent la direction du nord-est et s’avancent sur les bancs.

Dès que le capitaine a choisi sa place de pêche, il se met à la cape sur cette mer profonde, orageuse, pluvieuse, brumeuse, et il y passera plusieurs semaines sans bouger. Il tend ses lignes le long du bord. Ce sont d’énormes cordes flottant sur la mer et auxquelles sont attachées d’autres cordes verticales dont l’extrémité porte l’hameçon, dissimulé par l’appât. À chaque instant, on lève les lignes, on en détache le poisson pris, on remet de l’appât et on recommence[2].

Cependant, on s’occupe immédiatement de faire subir à la prise une première préparation. On décolle la morue, on l’ouvre, on la vide, on la fend en deux, on l’empile en tas et on la sale.

Ce labeur combiné est incessant, il dure autant que le poisson donne ; jour et nuit on s’y relaye. Jour et nuit, le matelot est sur le pont, quelque temps qu’il fasse, presque toujours mouillé jusqu’aux os, couvert d’huile et de sang, respirant une odeur infecte, entouré de débris dégoûtants, travaillant sans s’arrêter.

Comme la première affaire est de rapporter le plus de poisson possible, on ménage avec grand soin la place disponible. On a donc de vivres ce qu’il en faut stricte-

  1. On se sert aussi, comme appât, du hareng et de l’encornet.
  2. Voici comment un recueil spécial rectifie ce passage de la relation :

    « Lorsque le capitaine a choisi sa place de pêche, au lieu de mettre à la cape, il mouille ; le peu de profondeur relatif de la mer, quarante à soixante brasses, le lui permet, les navires qui sont armés pour la pêche étant tous munis de câbles en chanvre sans lesquels il serait impossible de mouiller à de pareilles profondeurs.

    « Alors l’équipage tend les lignes ; ce sont des cordes très-minces et d’une longueur considérable qui, au lieu de flotter sur la mer, traînent sur le fond où elles sont retenues aux deux extrémités par des grappins. Des bouts de ligne plus minces sont attachés à la première ligne. Ils sont séparés à peu près par une distance de un mètre et sont longs d’environ cinquante centimètres. » (Revue du Monde colonial, 1861, page 79.)