Page:Le Tour du monde - 08.djvu/106

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les plans inférieurs, des touffes de maguey[1] dressent leurs feuilles ensiformes à côté des mullis[2] centenaires, dont les troncs gris, jaspés de taches fauves, sortent en se tordant d’entre les pierres comme des boas monstrueux.

À une portée de fusil du ravin, certain plan de rochers rougeâtres, placé à la droite du chemin, me servit de point de repère et fixa définitivement mes souvenirs sur la topographie du site. La maisonnette de Pedro Diaz devait se trouver derrière ces rochers, près de deux blocs énormes entre lesquels je me rappelais avoir vu miroiter la nappe du torrent. L’aspect de sa gaze liquide, que le soleil rayait splendidement de bandes d’or avec des oppositions d’ombres bleues, m’avait frappé comme effet de lumière, et je l’avais serré dans un casier de ma mémoire pour le retrouver au besoin.

Je fis le tour des rochers, et j’aperçus en effet la maisonnette adossée contre un des blocs au pied duquel elle semblait avoir poussé comme un champignon. Un filet de fumée, qui sortait par le chaume de sa toiture, annonçait qu’elle était toujours habitée. « Pedro Diaz ! » criai-je. Ce premier appel resta sans réponse. J’essayai d’un second. Alors une Indienne en haillons sortit de la maison et me regarda d’un air étonné. Bien que l’Espagnol n’eût à son service ni pongo ni laquais à l’époque où je l’avais connu, je pensai que ses affaires ayant prospéré, ou que l’isolement dans lequel il vivait lui étant devenu à charge, il s’était décidé à prendre une ménagère.

« Ton maître est-il chez lui ? demandai-je à cette femme.

— Je n’ai d’autre maître que Dieu, me répondit-elle.

— C’est bien ici pourtant la demeure d’un Espagnol appelé Pedro Diaz ?

— Le chapeton est parti depuis deux ans.

— Parti ! Où donc est-il allé ?

— Pas loin d’ici ; tiens, là, » fit la femme en me montrant de la main, à quelques pas de la maison, un amas de cailloux surmonté d’une croix de bois d’où pendaient quelques fleurs séchées.

D’un coup d’œil j’avais reconnu un de ces tumulus sous lesquels l’indigène cache la dépouille de son semblable. Malgré ces renseignements, je doutais encore.

« Voyons, dis-je à la femme, c’est bien du chasseur Pedro Diaz que tu veux parler, un Espagnol déjà vieux, barbu, qui vivait seul ici depuis une dizaine d’années ?

— Mais oui, dit-elle ; du runalorocuna[3] ou du mochiganguero[4], comme nous l’appelions ; un chapeton qui faisait, avec les plumes de ses perroquets, des bracelets et des coiffures qu’il louait à nos péons les jours de fête. C’est Juan, mon mari, qui lui a creusé une fosse, et je l’ai aidé à ensevelir le pauvre corps.

— Puis vous vous êtes approprié la maison de l’Espagnol et probablement aussi l’argent qu’il avait amassé ?

— Oh ! l’argent, fit la femme, Juan l’a dépensé avec ses amis, sans même vouloir m’acheter une jupe neuve.

— Qu’avez-vous fait des perroquets de l’Espagnol, leur avez-vous au moins donné la volée ?

— Quelle bêtise ! dit la femme avec un sourire idiot, ils étaient gras et tout plumés, nous n’avons eu qu’à les faire cuire pour les manger.

— Partons ! dis-je à José Benito que ces détails paraissaient amuser fort, je n’ai plus rien à faire ici. »

Nous nous engageâmes dans le lit du ravin, dont le plan incliné serpente à travers la montagne, et nous commençâmes notre ascension au milieu des pierres mouvantes qui se déplaçaient sous le pied de nos mules et roulaient derrière nous avec un bruit peu rassurant. Le chemin, de plus en plus escarpé, de plus en plus tortueux, se resserra bientôt de telle sorte que nous ne pûmes passer de front. Naturellement, je cédai le pas à mon guide. Cette marche ascensionnelle avait cela d’insipide et de monotone, que les parois de la montagne nous cachaient entièrement le paysage. Chaque détour ouvrait seulement devant nous une perspective de quelques pas. Le soleil, qui commençait à tomber d’aplomb dans ce boyau pierreux, y déterminait une température sénégambienne. Nos mules ne tardèrent pas à haleter d’une étrange façon ; force nous fut de leur jeter la bride sur le cou et de les laisser cheminer à leur guise. Toute mule livrée ainsi à son libre arbitre ne marche plus qu’à pas comptés. Les nôtres n’eurent garde de manquer à cet usage traditionnel de leur famille ; pendant deux heures nous avançâmes à la façon des écrevisses, ruisselants de sueur et nous épongeant de notre mieux. Quelques bouffées d’un air frais et vivifiant nous firent comprendre que nous touchions au terme de nos maux. Bientôt, en effet, nous atteignions l’entrée d’une plaine mollement ondulée et tapissée d’un gramen ras et dur. Mon premier soin fut de me retourner pour juger du coup d’œil qu’on pouvait avoir du haut de ce sommet alpestre ; mais du sud à l’ouest et de l’ouest au nord, je n’aperçus qu’une ligne de cerros coupés à pic, que je reconnus, après examen, pour les contre-forts de la pampa d’Anta que nous avions traversée la veille.

Nous prîmes à travers le plateau désert, nous dirigeant au nord-nord-est, en suivant un chemin tracé par le passage des caravanes. Après un certain temps, l’inclinaison au nord de ce plateau devint assez sensible pour que je pusse distinguer en bas, à ma gauche, les sommets arrondis et les flancs verdoyants de quelques montagnes. À mesure que nous cheminions, le champ du paysage s’agrandissait ; les détails se détachaient peu à peu de la masse. Au milieu du moutonnement confus des verdures, des fermes aux murailles blanches se montraient entourées de vergers. Une rivière aux méandres d’argent serpentait à travers ce paysage et s’allait perdre à l’horizon dans une brume lumineuse. Je reconnus la rivière d’Urubamba. Ne sachant trop en quel lieu nous étions, j’eus recours à mon guide qui m’apprit que nous nous trouvions sur les hauteurs d’Ollantay--

  1. Agave americana (fam. des Liliacées).
  2. Piper americanus (fam. des Pipéridées).
  3. Littéralement : l’homme aux perroquets.
  4. De mochiganga, mascarade ; mochiganguero, faiseur ou ordonnateur de mascarades.