Page:Le Tour du monde - 08.djvu/117

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tion était de maintenir désormais entre lui et moi une distance au moins respectueuse. Il devina sans peine ma pensée et passa outre en poussant un soupir énorme, qu’il supposait devoir éveiller ma pitié.

D’abord, quand il ne fut plus là, je ne pus m’empêcher de sourire. « Effrontée canaille ! me dis-je ensuite, il ose me rappeler son devoir comme guide et comme domestique, il me vole, il me pille, il ne me laisse rien à mettre sous la dent, et me ment avec une effronterie sans égale. — Va, sois tranquille, mozo endiablé, ajoutai-je, en arrivant à Occobamba, je te rappellerai ton devoir, en réglant ton compte et te renvoyant à Cuzco. »

Ferme de Lacay (vallée d’Occobamba).

Un moment distrait par cet incident, je repris, avec le cours de mes pensées, le fil de mes observations. À la large chaussée que nous suivîmes jusqu’au haut, succéda un chemin creux, espèce de rainure pratiquée dans le grès carbonifère de la montagne. Les vapeurs, de plus en plus opaques, rampaient sur le sol, s’accrochaient aux aspérités des rochers comme des toiles d’araignée, et finirent par dérober entièrement l’aspect du ciel. Le fond de la lugubre perspective, d’un ton de teinte neutre sali de bitume, était incessamment sillonné par des éclairs livides, que les roulements du tonnerre de plus en plus distincts, de moins en moins rassurants, accompagnaient d’une façon surnaturelle. On eût dit une de ces scènes des premières époques géologiques, où notre globe en proie aux convulsions de la matière ignée en fusion dans son sein, préludait dans l’ombre et le mystère à quelque enfantement laborieux. À chaque instant, je m’attendais à voir se déchirer du haut en bas ce rideau de vapeurs sinistres et quelque formation étrange se révéler à moi. « Quel dommage, me disais-je, que le vieux Gibelin qui vit tant de choses avec l’œil du rêve,