Page:Le Tour du monde - 08.djvu/119

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secoue et fouette, comme elle ferait d’un voile, et dont elle déchire aussitôt les marges en mille lanières. La feuille du bananier m’a souvent rappelé ces natures tendres et délicates qui ne peuvent s’exposer au choc des passions humaines sans en être meurtries et voir leur cœur saigner par mille blessures.

Métairie de Sayllaplaya.

Tout en philosophant sur ce sujet, car pour le moment je n’avais rien de mieux à faire, je m’engageai, remorqué par mon guide, dans un sentier auquel aboutissaient les talus d’ocre qui formaient un soubassement à la métairie de Sayllaplaya, veuve d’habitants comme sa voisine, la ferme de Lacay. Ce sentier, qu’on eût dit creusé par la roue d’un char gigantesque, était bordé par des terrains en pente couverts d’arbustes et de plantes, et jonchés de grosses pierres verdies. L’ensemble de ces choses offrait cet inextricable fouillis que la nature dispose avec une entente admirable, et dans lequel le peintre voit un motif d’étude, et le penseur un sujet de méditations. Dans ce fouillis ravissant à l’œil, la pierre semblait peser sur la plante, la sarmenteuse implantait ses griffes dans le rocher, l’arbuste tentait d’étouffer celle-ci dans ses serres noueuses, des lianes brochaient sur le tout et, venant à se rencontrer, se saisissaient et se mordaient l’une l’autre, comme deux aspics en fureur. Partout éclataient une ardeur rageuse, une âpreté d’envahissement, une opiniâtreté de résistance singulière. Chaque chose voulant être, parce qu’elle devait être, luttait désespérément pour se procurer l’air et la lumière qui lui étaient nécessaires et remplir l’espace, autant que sa puissance d’extension le comportait. Il n’était pas jusqu’au sentier qui, en s’insurgeant contre la ligne droite, ne témoignât par des détours multipliés de ce besoin de développement que la nature inflige à tous les êtres.

Près d’une demi-heure s’était écoulée depuis que nous étions entrés dans ce sentier, et le demi-jour qui y régnait, non moins que la répétition des mêmes choses, n’eût pas tardé à m’endormir sur le dos de ma mule, si le décor n’eût changé brusquement. Au sentier venait de succéder un grand espace circulaire, jonché de blocs erratiques mêlés à des arbrisseaux nains et à de gros buissons ramassés en boule. Au fond de la perspective, au pied de deux cerros boisés à leur base et dénudés à leur sommet, apparaissaient une trentaine de chaumières grises de ton et d’un aspect assez misérable.

« Occobamba ! » cria de loin mon guide en se retournant et me montrant du doigt le village. Pour toute réponse, j’éperonnai ma mule. Au bout d’un quart d’heure de marche, j’étais arrivé.

Une femme, que je trouvai accroupie devant une flaque d’eau où elle lavait des guenilles et à qui je demandai où demeurait l’alcade de la localité, me montra une chaumière édifiée à l’écart, vers laquelle je me dirigeai aussitôt. L’autocrate d’Occobamba, que je reconnus à sa chemise de tocuyo à peu près blanche, était assis sur un banc treillissé, devant la porte de sa demeure, et se taillait des sandales dans un morceau de cuir qu’il adaptait à ses plantes, afin d’en prendre la mesure exacte.

« Que Dieu soit avec toi, lui dis-je.

— Que Dieu soit avec toi, » me répondit-il.

Ce salut échangé entre nous, et voyant que l’individu, un peu surpris de mon apparition, était tout yeux et tout oreilles, je profitai de l’attention qu’il me prêtait pour lui demander si, parmi ses administrés, il ne trouverait pas un homme qui, moyennant finance, consentît à me servir de guide jusqu’à Echarati.

« Mais Echarati est dans la vallée de Santa-Ana, et nous sommes dans celle d’Occobamba, observa-t-il très-judicieusement.

— C’est vrai, dis-je ; mais tu sais ou tu ne sais peut-être pas que tout chemin mène à Rome, et qu’en tirant à droite, si je puis entrer dans la vallée de Lares, en prenant à gauche, je puis entrer aussi dans celle de Santa-Ana. Or c’est dans cette dernière que j’ai affaire pour le moment, et tu m’obligeras de me donner un guide pour m’y conduire.

— Rien n’est plus facile.

— Ce n’est pas tout, repris-je ; j’ai depuis deux jours un mozo qui me sert de guide et de domestique, et qui m’attend à quelques pas d’ici. Ce mozo, je désire le renvoyer à Cuzco, et, comme il m’est fort attaché malgré ses défauts et qu’il pourrait s’obstiner à me suivre malgré moi-même, j’ai recours à ton intervention pour l’obliger à partir sur-le-champ, en cas qu’il s’y refuse. Prends cette piastre, pour t’indemniser du dérangement que cela peut t’occasionner.

Virgen santissima ! exclama l’alcade en empochant la piastre ; où donc est ce garçon dont tu as à te plaindre ? Montre-le-moi : je puis l’emprisonner, le mettre au cepo, le faire fouetter ou rouer de coups de bâton… À ton choix !

— C’est inutile. Renvoie-le simplement, et donne-moi un homme qui le remplace.