Page:Le Tour du monde - 08.djvu/132

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« Dans notre vallée, ajouta-t-il, on tue un bœuf tous les dimanches. Chacun en achète un morceau. Ce morceau, vous comprenez, dure ce qu’il dure : trois jours, quatre jours : cela dépend du nombre des membres de la famille et de leur appétit. Habituellement quand vient le jeudi, il ne nous reste que des os à ronger. Or, vous passez ici un vendredi. Depuis hier nos os sont rongés, sucés, nettoyés ; mais, si vous voulez attendre jusqu’à dimanche, vous aurez à déjeuner d’excellente viande de boucherie.

— Attendre deux jours sans manger ! exclamai-je avec indignation.

— Eh ! non, fit l’homme en riant, je ne vous parle pas de rester deux jours sans manger ; je vous dis seulement d’attendre jusqu’à dimanche, si vous tenez à avoir de la viande fraîche.

— Auriez-vous donc autre chose à m’offrir ?

— J’ai du chuno et du maïs.

— Cela tombe mal ; j’ai soupé hier de maïs et de chuno. Mais n’importe ; donnez toujours ; avec cela on ne meurt pas de faim. »

Le majordome dit quelques mots à une chola que notre colloque avait attirée au seuil de la maison. La femme disparut et, pendant qu’elle allait s’occuper de mon déjeuner, l’individu me proposa de faire avec lui un tour de promenade dans le cacahual de la propriété, où l’appelait en ce moment quelque détail de surveillance.

Cette plantation de cacao était mal tenue et même un peu en désordre, remarque que je me gardai bien de faire à haute voix, la vérité sonnant toujours très-mal à l’oreille d’un homme, surtout quand cet homme vous demande votre opinion. Aussi répondis-je au majordome qui me questionnait à cet égard, que je n’avais vu dans les vallées de Paucartampu, ni dans celles de Soconuzco, renommées pour leurs cultures en ce genre, un cacahual mieux conduit que le sien. C’était justement le contraire de ce que j’aurais dû lui dire ; mais le mensonge a un charme à nul autre pareil, et ma phrase laudative était à peine formulée, que le visage du majordome s’épanouissait doucement. « Diablesse de nature humaine, me dis-je à part moi, c’est donc en flattant tes défauts ou tes vices, plutôt qu’en te faisant entendre le langage de la vérité, qu’on acquiert ton estime et qu’on se concilie ton affection ?

En atteignant un rond-point de la plantation, couvert de hautes herbes et de loranthées parasites, j’aperçus quelques femmes assises sur leurs talons et caquetant comme des perruches. Chacune d’elles, armée d’un maillet en bois, cassait la capsule ligneuse du cacao, en retirait le grain et le déposait sur une banne, après l’avoir préalablement dépouillé de sa pulpe glaireuse. Cette pulpe, d’un goût exquis quand deux jours de fermentation ont ajouté à ses qualités saccharines une pointe d’acide, était rejetée par chaque travailleuse dans un baquet placé à côté d’elle.

La récolte du théobrome, qui se fait à l’époque où ses capsules, parvenues à leur maturité, ont pris une belle teinte de minium, tient les péons sur pied pendant plus d’un mois, chaque arbre ne donnant à la fois que cinq ou six fruits mûrs. Une visite de ces arbres est donc nécessaire chaque semaine, pour faire la cueillette de leurs produits. Cette cueillette emploie peu de bras, il est vrai, mais elle nécessite une surveillance continuelle, surtout si la saison des pluies arrive avant l’achèvement de la récolte.

Après avoir mangé la pulpe de deux ou trois capsules et échangé un bonjour amical avec les travailleuses, je revins à l’habitation en compagnie du majordome. On me servit mon déjeuner dans un saladier de faïence. J’appelai Miguel pour qu’il en prît sa part. Lorsque chacun de nous eut expédié sa pitance, je remerciai le majordome de son chuno bouilli et de sa complaisance à me promener à travers son domaine ; puis, ce tribut payé à la politesse, je satisfis à l’intérêt en soldant ma dépense et n’éloignant de Tian-Tian au grand trot de ma bête.

Le tian-tian sous le patronage duquel était placée cette hacienda de cacao, est un oiseau de la famille des conirostres, dont Latreille a fait un corbeau, et Buffon un geai. Le doute à cet égard est d’autant moins permis, que le premier appelle son sujet corvus, et le second gracus. Par malheur pour le système de ces illustres ornithologues, le tian-tian dont il s’agit n’est ni un geai ni un corbeau, c’est une pie ; une pie svelte, mignonne, délicate, petite-maîtresse, qui n’a rien de commun avec notre affreuse margot européenne, à quitous les vices de l’homme sont échus en partage. La pie tian-tian du Pérou n’est ni effrontée, ni pillarde, ni taquine, ni gourmande, ni voleuse, et, considération plus grave, elle ne jacasse pas. On l’élève en cage en la nourrissant de fruits et de graines, et, comme une récompense des soins qu’on prend d’elle, elle est susceptible de siffler un air du pays si on s’est donné la peine de le lui apprendre.

Sa taille est celle d’une grive ; son œil est jaune paille et son bec d’un beau noir lustré. La base de ce bec est entourée d’un bleu de cobalt qui s’étend sur la tête et s’arrête au cou, où il se termine brusquement ; le dos est d’un cendré bleuâtre ; la poitrine et la gorge sont de velours noir ; le ventre est jonquille jusque sous la queue, qui est longue et cunéiforme ; l’aspect général de l’individu est d’une rare élégance.

Cet oiseau habite, au revers des Andes orientales, la région végétale connue sous le nom de zone des quinquinas. Comme le coq de roche péruvien (tunki), il aime le couvert des grandes forêts, fuit l’éclat du jour et se hasarde rarement dans les plaines.

Tout en consignant ces détails dans l’album d’où je les extrais à cette heure, je songeais à cette hacienda de la Chouette où nous devions terminer la journée, et, malgré moi, le portrait idéal de la femme inconnue se mêlait au portrait réel que je faisais de la pie tian-tian. Si cette châtelaine, que ma pensée dotait de mille charmes, vivait dans une retraite absolue et n’admettait chez elle aucun visiteur, ainsi que l’assurait mon guide, il est plus que probable qu’elle me fermerait sa porte et me refuserait non-seulement le vivre et le couvert, mais me priverait du plaisir que je sentais que j’aurais eu à