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sorte qu’elle peut être considérée soit comme une distinction flatteuse, soit comme une marque de dédain, d’éloignement ou d’hostilité, soit même comme une insolence.

Sir Henry était certainement incapable de cette dernière attitude, qui eût d’ailleurs été toute gratuite. Mais, cette exception faite, je ne me hasarderais certainement pas à classer l’extrême politesse de sir Henry dans l’une ou l’autre des catégories précédentes. Toutes les suppositions sont permises, car il ne s’agit pas d’un simple particulier, mais d’un fonctionnaire public dont la situation dans l’Isthme, au milieu de nous autres Français, attachés de cœur à la grande entreprise, était très-délicate.

Agent du gouvernement britannique, il a combattu et entravé cette entreprise à Constantinople. Il a été, auprès du sultan, l’instrument de cette politique qui dissimule une hostilité violente contre le canal sous un dédain calculé, et qui s’est efforcée de le représenter comme impossible, afin d’en empêcher l’exécution. Quel sens donner à sa démarche au milieu de nous, et par quelle attitude éviter qu’elle ne soit interprétée d’une manière blessante pour la politique passée, ou d’une manière embarrassante pour la politique future ? Tout autre qu’un homme de l’expérience, du tact et du mérite de sir Henry serait difficilement sorti de ces écueils. Pour éviter d’y tomber, l’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople s’est armé de l’impénétrable politesse dont je parlais, et ceux qui auraient eu la pensée d’interroger son visage ou la hardiesse de l’interroger lui-même, n’en auraient obtenu que des sourires obligeants et des réponses gracieuses. En fait, cet homme d’État a résolu, dans la circonstance, le difficile problème de regarder sans avoir l’air de voir ; de questionner sans avoir l’air de vouloir apprendre, et de parler très-spirituellement sans rien dire.

Il est onze heures. Nous avons à faire une assez longue étape. Le signal est donné et nous suivons nos guides jusqu’au bord d’un canal. Plusieurs barques nous attendent. La plus belle et la plus rapide est réservée à l’ambassadeur Il s’embarque avec sa suite. L’équipage lance aussitôt une corde à terre, deux vigoureux chameaux y sont attelés. L’embarcation part au petit galop de ces animaux, et leur conducteur, agitant le court bâton qui sert à diriger l’attelage, psalmodie d’une voix saccadée, monotone et nasillarde, des versets du Coran.

Nous partons, au nombre de huit, sur un esquif plus modeste.

Nous ne manquons pas de fusils à bord ; nos compagnons en ont apporté de tous les systèmes. Les oiseaux qui hantent le canal se méfient sans doute de ce formidable armement. Nous n’en voyons pas un seul. À défaut de chasse, le whist nous offre ses fiches de consolation. Jouons donc. Le soleil tombe d’aplomb sur notre coche d’eau ; il ruisselle en cascades dorées sur la peau de nos mariniers demi-nus : il inonde le pont. Bien imprudent serait l’Européen mal acclimaté qui s’exposerait à ses dévorantes caresses. Il faut rentrer sous la tente.

Cependant la brise s’est levée. Le reïs fait hisser la vergue et tendre la voile latine ; elle projette sur le pont une ombre dont je me hâte de profiter pour jouir du spectacle de la nature dans cette région limitrophe du désert et si différente de tout ce qu’on voit en Europe.

Le canal, rempli d’une eau trouble mais exquise comme l’eau du Nil, est large de douze à quinze mètres ; il présente un caractère d’animation et de mouvement. De grands chalands chargés de provisions alimentaires suivent lentement le fil de l’eau ; d’autres succèdent avec une cargaison de matériel.

Sur les deux rives, le tableau n’est pas moins vivant. Voici une partie du contingent des ouvriers fellahs envoyés par le vice-roi sur les travaux et payés par la Compagnie ; c’est une simple escouade composée de douze à quinze cents hommes. Chaque mois, le nombre de ceux qui passent est vingt fois aussi considérable.

En ce moment, les hommes sont au repos ; ils forment entre eux des groupes pittoresques. Les uns font un repas où l’on reconnaît la frugalité ordinaire des Arabes ; je n’y ai pas vu les fameux oignons d’Égypte, mais un peu de fromage blanc, quelques dattes et beaucoup de galettes, une espèce de biscuit de mer fort bon. La Compagnie possède à Boulaq, près du Caire, de vastes magasins qui servaient, sous Méhémet-Ali, aux exercices d’une école polytechnique. Aujourd’hui, les vastes salles de cet édifice contiennent les provisions de riz, de légumes secs et de biscuit, destinés à l’alimentation des ouvriers fellahs. Ces denrées leur sont livrées à très-bas prix, de telle sorte qu’à la fin de leur tâche ils reçoivent, tous frais payés, une somme de cinquante à soixante piastres.

Aussi ne sommes-nous pas surpris de voir le calme et l’air de satisfaction qui règnent dans ces groupes. Un jour, précisément au même endroit, quelques centaines d’ouvriers tirés de la haute Égypte, où les populations sont plus ignorantes, moins tolérantes et moins disciplinées, eurent l’idée de déserter. Ils se croyaient loin de toute autorité, et l’habitude des corvées gratuites leur faisait supposer que la Compagnie les trompait en leur promettant de les nourrir et de les payer. Donc, après la halte, au lieu de continuer leur route, les plus hardis prirent celle du désert. Toute la bande allait se disperser, lorsque le représentant de la Compagnie fut averti. Il accourt. Que faire, au milieu de ces hommes mutinés, sans force publique et sous le poids de la défaveur que comporte la qualité de chrétien ? Il fallut bien parlementer. L’intelligent fonctionnaire évita avec soin la colère, les cris et la menace.

Il appela les principaux meneurs et leur dit : « Vous voulez partir ?… Fort bien, je ne vous retiens pas. Mais écoutez un bon conseil. Le pacha a la vue perçante et le bras long ! c’est à lui que vous désobéissez. Il vous fera poursuivre, et vous pouvez compter qu’une fois pris vous aurez à subir un rude châtiment. Et maintenant, allez ! je n’ai plus rien à dire. » Il se croisa les bras et leur tourna le dos. Mais ils l’entourèrent en riant et reprirent le chemin des chantiers de l’Isthme. Les Arabes rient