Page:Le Tour du monde - 08.djvu/144

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justes, avec un tronc de bois flotté pour oreiller ! À ces privations et à ces misères, entremêlées d’ailleurs de folles saillies et de joyeux rires, se rattachaient bon nombre d’épisodes gais ou tristes, sérieux ou charmants, qu’en ce moment nous nous récitions l’un à l’autre en les faisant précéder de la formule accoutumée : Vous rappelez-vous ?…

Hacienda de Bellavista.

Cette conversation toute rétrospective absorbait si bien mon attention, que je suivais mon guide à travers buissons et halliers, insensible aux piqûres de leurs épines qui me labouraient rudement les jambes. En qualité de propriétaire rural, il tenait à me promener dans tous les coins de son domaine, sans songer que j’en connaissais aussi bien que lui les moindres détours. Par égard pour nos anciennes relations, je me laissai remorquer docilement pendant une bonne heure ; puis, voyant mon hôte diriger ses pas vers les fourrés qui s’étendent à l’ouest de la propriété, je l’arrêtai court en lui demandant si son intention était que nous prissions un bain avant de déjeuner.

« Un bain ! fit-il ; est-ce que vous voudriez vous baigner ?

— Moi ! pas le moins du monde ; je remarque seulement que nous prenons le chemin de la baignoire à Gaspard, c’est-à-dire du trou de six pieds carrés qu’avait fait creuser un de nos compatriotes qui, autrefois, régissait cette hacienda au nom du sieur Hermenegildo Bujanda, à qui vous l’avez achetée.

— C’est vrai ! fit mon hôte avec un geste de désappointement, j’oubliais que vous avez vécu deux mois sur ce domaine, gravi jusqu’au sommet de la montagne Urusayhua et planté sur son faîte un drapeau glorieux !

— Un simple drap de lit ; et ce fut Gaspard, qui n’accompagnait dans cette ascension, qui voulut l’attacher là-haut pour faire la nique aux gens du village. Vieux et jeunes avaient prétendu que nous resterions en chemin.

— À propos de ce Gaspard, me dit mon hôte, il a couru dans le pays d’assez vilains bruits sur son compte. Je tiens de don Hermenegildo Bujanda des détails…

— Votre Bujanda n’est qu’un drôle, répliquai-je froidement ; je puis vous en donner la preuve[1]. »

Paul Marcoy.

(La suite à une autre livraison.)



  1. Cette preuve se trouve dans le livre de l’auteur intitulé : Scènes et paysages dans les Andes (deuxième série), p. 325.