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Arabes donnent à ces plaines hautes) de Seba-Redjem, nous aperçûmes la Chebka du Mzab, soulèvement rocheux dont la vue nous fit tressaillir d’aise : nous devions camper à une lieue en deçà de ses pentes. La direction nouvelle donnée par les guides fut un promontoire de soulèvement, où l’on distingue de loin une raie blanche horizontale ; ce promontoire se nomme Chaïb-Rassou (tête blanche). Malgré toute notre bonne volonté, nous n’arrivâmes qu’a la nuit au bivac, fixé d’avance ; il était indispensable de pousser jusque-là, attendu l’absence totale de bois et de fourrages sur la Gada. La journée avait été accablante ; plusieurs groupes de chameaux ne nous rejoignirent que vers dix heures du soir : un grand nombre de ces animaux avaient dû être déchargés afin de pouvoir suivre, et une quarantaine avaient été abandonnés en arrière sous une garde particulière ayant mission de les amener à petites journées à Metlili, ou nous devions faire séjour. Heureusement le soir notre convoi était encore allégé de six mille litres d’eau nécessaires aux hommes et chevaux. Le lit de l’Oued-el-Loua était bien pourvu de drinn et de retem (genêt a fleurs blanches), ce qui permit aux chameaux de se repaître, la Gada nue ne leur ayant pas offert en route un seul brin de fourrage.

Le 6, le départ n’eut lieu qu’à six heures du matin, afin de donner un peu plus de repos à tous. Nos savants se dirigèrent à la recherche de pierres, vers le Chaïb-Rassou (le cap à la tête blanche), pendant que nous longions ce promontoire pour aller chercher une ravine rocheuse qui, moins escarpée que les berges du soulèvement, permet d’arriver sur les plateaux de la Chebka.

Chebka signifie un filet en arabe ; la Chebka du Mzab doit probablement son nom à la forme particulière des ravines qui sillonnent dans tous les sens le soulèvement rocheux qui la compose. Ce soulèvement est plat ; il se prolonge, au dire des Arabes, avec une direction sud-sud-ouest, jusqu’à Goliah, c’est-à-dire sur une étendue de cinquante à soixante lieues, et forme, à l’est, une barrière aux grands sables qui séparent la province d’Oran du Gourara.

Rien de triste comme les plateaux de la Chebka. Le sol est un parquet de roches glissantes et noires, parsemé de débris de pierres brisées : on dirait un sol de lave ; l’œil, en parcourant l’infini de l’horizon, ne trouve pas une plante verte pour s’y reposer ; le soleil, en éclairant cette étendue noirâtre, semble perdre de son éclat et donne au paysage une teinte lugubre : on se croirait dans les domaines de la mort. Tout à coup les sombres plateaux s’entrouvrent, et de riantes vallées apparaissent encaissées dans des berges à pic, étalant au milieu d’une couche de sable jaune la verdure des touffes épaisses de leurs plantes et de leurs arbrisseaux. Quelques dunes flanquent le pied des escarpements, et forment un cadre doré et plein de lumière autour des bas-fonds. Tout cela se présente à l’improviste, comme un lever de rideau. C’est ainsi que se montra la vallée d’Aïn-Massin, gigantesque crevasse dans l’immense table rocheuse de la Chebka ; elle ne se montra à nos yeux qu’au moment où nous arrivions au sommet de la berge abrupte qui y conduit par un escalier de Titans.

La vallée d’Aïn-Massin doit son nom à une mare fétide flanquée de trois puits, que le même filet d’eau souterraine alimente. La nappe d’Aïn-Massin coule entre deux bancs, l’un de sel gemme, l’autre de plâtre. Ce sont ces bancs qui, mis à nu à Chaïb-Rassou, forment la tête blanche de ce cap. Aïn-Massin est signalé au voyageur par quelques palmiers du bon Dieu que chacun respecte. Qui les a plantés ? nul ne le sait : des noyaux de dattes, reste de quelque frugal repas, ont germé sans doute près de l’eau, et les arbres ont poussé. L’eau d’Aïn-Massin est mauvaise, purgative et fortement saumâtre. En dépit de ces qualités négatives, elle n’en est pas moins une providence pour les voyageurs ; bêtes et gens ne sont pas difficiles, dans le pays de la soif. Quoique notre provision d’eau fût encore assez complète, nous fîmes boire aux animaux tout ce qu’ils voulurent, afin de diminuer d’autant la distribution d’eau du soir.

Après une halte de quelques heures faite par la cavalerie, pour laisser le temps à nos savants d’analyser l’eau, de prendre les hauteurs barométriques et de faire leurs observations scientifiques, nous nous remîmes en marche pour atteindre la tête de notre convoi, qui avait déjà presque totalement débouché dans la vallée, et aller installer notre bivac à Mader-Ben-Messaoud, à quatre lieues plus loin, toujours dans la vallée de Massin. Ce point est abondamment fourni en drinn, genêt et autres plantes des sables ; les lefâa ou vipères à cornes y abondent.

Nous reçûmes là la visite des caïds de Metlili et des Chambâa. Nous n’étions plus qu’à une journée de l’oasis ; aussi fîmes-nous des largesses avec l’eau de nos tonnelets, bien autrement agréable et pure que celle des peaux de bouc. Nous ne gardâmes que vingt tonnelets pleins, pour le déjeuner du lendemain et pour le cas d’un accident.

Le 7, dès trois heures du matin, la cavalerie et le goum prenaient la tête de colonne et se dirigeaient sur Metlili. La route continua pendant trois lieues dans le bas-fond de Massin, jusqu’à Argoub-Shah[1]. Nous trouvâmes sur notre chemin plusieurs douars des Chambâa, ainsi que leurs troupeaux ; les chefs vinrent brûler un peu de poudre en l’honneur de la colonne et nous prier d’accepter une diffa, que nous refusâmes. Arrivés à Argoub-Sbah, nous eûmes à escalader une berge rocheuse d’une difficulté inouïe, pour aller reprendre nos sombres plateaux de la veille et retomber, après quelques heures de marche, dans le bas-fond de Metlili, où nous conduisit un ravin nommée Chaba-Lekahl, le ravin noir.


VI

Comme l’Oued-Massin, l’Oued-Metlili est garni de pâturages et enclavé dans des berges rocheuses, ardues et élevées. Après une heure de marche dans le bas-fond de l’oasis, et au détour d’une grosse dune qui barre la vallée, la forêt de palmiers de l’oasis se dessina tout à coup à un kilomètre de nous. Un hourra de joie accueillit

  1. Argoub-Sbah signifie : colline du lion.