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léges de la couronne n’étaient point autrefois une fiction. Chaque fois que le Babia régnant montait à cheval et dépassait la ligne des palmiers, il avait droit à une redevance assez considérable pour ses frais d’excursion ; quand il paraissait en public il avait sa garde d’honneur et sa musique. Tout change ici-bas ; un beau jour le souverain, un Babia, je ne sais quel numéro, se réveilla simple caïd de par l’autorité française et apprit que son royaume était englobé dans l’aghalik d’Ouargla. Mais peu lui importait, il restait le premier de l’oasis, et chez les Arabes le premier est toujours sultan.

Le caïd actuel Bahous-Ben-Babia nous a paru fort peu soucieux de la couronne de ses ancêtres et très-jaloux de son titre de caïd. Il jouit d’un embonpoint remarquable qui semble témoigner du calme de ses passions et de sa conscience.

Marabout de Sidna-Noé, à N’goussa. — Dessin de M. de Lajolais.

Lors de notre visite, il vint au-devant de nous avec sa musique et ses sujets en armes. Nous fûmes régalés de tous les exercices pédestres de sa population noire. Tambourins et musettes étaient infatigables. Pendant près d’une lieue les fantasias à pied et les danses ne discontinuèrent pas. À notre arrivée près des portes de la ville les you-you glapissants des femmes accourues en foule sur les terrasses occasionnèrent un accès frénétique chez les danseurs et les hommes de poudre. Ce fut une immense clameur de tambours, de cris, de musique, de détonations. Bahous-Ben-Babia était rayonnant. Quant à notre jeune bach agha, Sid-Bou-Beker, il y avait dans ses traits une expression indéfinissable. Affectant un calme plein de dignité, on sentait bouillonner son impassibilité. Monté sur un de ces magnifiques coursiers du sud dont les grandes familles seules ont conservé la race pure, son regard calme et souriant planait autour de lui, pendant que son cheval se cabrait furieux, mais maintenu par un poignet de fer.

Notre entrée dans la ville se fit solennellement.

Après avoir parcouru une assez longue rue à arcades transversales, que appelâmes rue de Rivoli, nous arrivâmes au château des Souverains. Bahous-Ben-Babia nous fit les honneurs de son palais avec une courtoisie muette pleine de charmes, veillant à tout quoique ne disant rien.

Place du ksar Aïn-Ameur. — Dessin de M. de Lajolais.

Une diffa copieuse nous attendait. Les Arabes jeûnaient à cause du rhamadan. Nous n’avions pas les mêmes raisons d’abstention et notre route matinale nous avait affamés ; aussi fîmes-nous les plus grands honneurs au repas de notre amphitryon. Parmi les galanteries dont nous fûmes l’objet, je ne veux pas oublier celle de l’offre d’une véritable bouteille de bordeaux ; rien qu’une, il est vrai, retrouvée au fond des archives du garde-meuble dans une peau de bouc ayant servi à contenir du beurre rance. Cependant le contenu de la bouteille ne se ressentait nullement du mode particulier de mise en cave. Nous étions huit Européens, tous militaires ou artistes qui n’aiment guère à boire dans des dés à coudre, surtout au pays de la soif : une bouteille pour huit, c’était modeste ; mais outre que nous n’aurions jamais osé compter sur une pareille aubaine à N’goussa, nous eûmes la consolation de nous donner de cette exiguïté une explication sinon vraie, du moins saine au point de vue historique, et à laquelle nous étions loin de nous attendre. Après le déjeuner, pendant que toute notre escorte musulmane se livrait aux douceurs de la sieste, nous allâmes parcourir les jardins et nous fîmes une trouvaille inespérée, une koubba délicieuse, dans une position charmante, et dédiee à Sidna-Noé, notre seigneur Noé. Ce respect des ancêtres nous émerveilla ; le bordeaux aidant, nous nous rappelâmes que Sidna-Noé planta le premier la vigne, et but de son vin, qu’il en but même trop certain jour, ce qui aurait pu nous arriver si le cellier du caïd nous l’avait permis : de là une explication plausible de la parcimonie de Bahous-Ben-Babia, dont nous nous fîmes part, à notre commune satisfaction.


XIII

Bab-El-Sultan, à N’goussa. — Dessin de M. de Lajolais.

Nous n’avons rien dit encore des mœurs et coutumes des habitants d’Ouargla, et si nous avons réservé jusqu’ici nos appréciations, c’est pour suivre les règles de l’ordre chronologique. Ce travail est dû à des notes prises journellement sur les lieux, et nous avions attendu dans ces notes d’avoir bien vu et bien étudié pour nous prononcer en connaissance de cause.

La population d’Ouargla provient d’origines diverses. On peut distinguer quatre races distinctes : les Arabes, les Mozabites, les Aratins et les nègres.