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lignes interminables d’embarcations escortaient un mandarin dont la barque, ou, suivant l’appellation locale, le ballon, éclatant de dorures et couvert de sculptures, brillait dans la flottille comme un cygne au milieu d’une troupe de canards. Ce magistrat allait offrir des présents aux pagodes des environs et des étoiles jaunes aux talapoins.

Le roi se montre rarement en public : deux ou trois fois par an seulement, une fois en bateau et une fois sur la terre ferme, dans le courant du mois d’octobre. Sur le fleuve, il est toujours accompagné par trois ou quatre cents barques, contenant souvent plus de douze cents personnes, et l’aspect de cette procession nautique, dont les rameurs sont couverts d’habillements aux couleurs éclatantes, et les barques de banderoles, est réellement d’une splendeur indescriptible et telle que l’Orient seul sait en déployer encore.

Canal d’Ajuthia. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Chemin faisant, je ne cessais de m’étonner de la gaieté et de l’insouciance du peuple siamois, malgré le joug qui pèse sur lui et les impôts exorbitants dont il est surchargé ; mais la morbidesse du climat, la douceur native des indigènes et le pli de la servitude, creusé de génération en génération, font oublier à ceux-ci les soucis privés et les amertumes inséparables du régime oppresseur. Partout aussi sur mon passage on faisait des préparatifs pour la pêche, car le moment où les eaux se retirent des champs est aussi celui où l’on prend le poisson, qui, séché au soleil, fournit à la consommation de toute l’année, et s’exporte même en assez grande quantité. Ma barque était tellement encombrée de caisses, de boîtes et d’instruments que l’espace qui me restait était très-restreint ; j’y souffrais de la chaleur et du manque d’air, mais surtout des moustiques, si nombreux, qu’on pouvait les prendre à la poignée et que leur bourdonnement était comparable à celui d’une ruche. C’est la plaie des pays tropicaux ; mais c’est ici particulièrement qu’ils pullulent d’une manière effrayante, à cause des marécages immenses, de la vase et du limon que les eaux, en se retirant, laissent à découvert et où la chaleur du soleil en fait éclore en peu de temps des nuées. Mes jambes surtout étaient une chair vive.

Le 23 octobre j’arrivai à Ajuthia, et mes deux rameurs me conduisirent directement chez l’excellent P. Larnaudy, missionnaire français, qui m’attendait. Je fus parfaitement bien reçu par ce bon prêtre, qui mit à ma disposition, pour le temps que je désirais, ce qu’il avait de mieux à offrir, c’est-à-dire sa petite maison de bambou.

Le bon père est aussi naturaliste et chasseur dans ses moments de loisir ; il voulut bien de temps en temps m’accompagner, et tout en courant les bois, nous par-