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sont les portes massives en bois d’ébène, incrustées de nacre de diverses couleurs qui forment des dessins d’un fini admirable. L’intérieur du temple ne répond pas à l’extérieur, toutefois le sol est recouvert de nattes d’argent, les murs portent encore des traces de dorure, mais noircies par le temps et la fumée ; un catafalque est élevé au milieu de la salle, entouré de lambeaux de serge dorée ; c’est là que l’on conserve la fameuse empreinte du pied de Bouddha. La plupart des pèlerins la couvrent de leurs offrandes : de poupées, de grossières découpures en papier, de tasses et d’une quantité immense de bimbeloterie ; plusieurs de ces objets sont en or et en argent.

Rocher au sommet du mont Phrâbat. — Dessin de Catenacci d’après M. Mouhot.

Après un séjour d’une semaine sur ce mont, d’où je rapportai, avec d’intéressantes collections, des reliques pétries avec les cendres d’anciens rois, je fus reconduit par les éléphants de mon hôte d’Arajiek, qui ne m’avait pas quitté, et par un guide que le prince de Phrâbat m’obligea d’accepter. Nous reçûmes encore l’hospitalité dans la maison de ce dignitaire, et le lendemain la rivière nous ramenait à Sarabüri, chef-lieu de la province de Pakpriau et résidence d’un gouverneur.

Sarabüri, ville d’une assez grande étendue et peuplée de cultivateurs siamois, chinois et laotiens, est composée, comme toutes les villes et villages de Siam, de maisons faites en bambous et à demi cachées sous le feuillage le long de la rivière. Au delà sont les champs de riz ; puis plus loin sont d’immenses forêts où habitent seuls les animaux sauvages.

Le 26 au matin nous passâmes devant Pakpriau, village près duquel commencent les cataractes ; les eaux étant encore hautes, nous eûmes beaucoup de peine à lutter contre le courant. À peu de distance au nord de ce bourg, je trouvai une pauvre famille de chrétiens laotiens dont le bon P. Larnaudy m’avait parlé[1]. Nous amarrâmes notre barque auprès de leur habitation, espérant qu’elle y serait plus en sûreté qu’ailleurs pendant le temps que j’emploierais à l’exploration des montagnes des environs et à visiter Patawi, qui est le pèlerinage des Laotiens, comme Phrâbat est celui des Siamois.

Dans tout le district de Pakpriau, depuis les rives du fleuve, à l’est comme à l’ouest, tout le terrain, jusqu’aux montagnes qui commencent à une distance de huit ou dix milles, ainsi que sur toute cette chaîne, du sommet à la base, est couvert de fer hydroxyde et de fragments d’aérolithes ; aussi la végétation y est-elle chétive, et les bambous en forment la plus grande partie ; mais partout où les détritus ont formé une couche d’humus un peu épaisse, elle est au contraire d’une grande richesse et d’une grande variété. Les arbres, hautes et innombrables futaies, fournissent des gommes et des huiles qui seraient précieuses pour le commerce et l’industrie, si on pouvait engager les habitants paresseux et insouciants à les recueillir. Les forêts sont infestées de tigres, de léopards et de chats-tigres. Deux chiens et un porc furent enlevés près de la chaumière des chrétiens gardiens de notre barque pendant notre séjour à Pakpriau. Le lendemain j’eus le plaisir de faire payer au léopard le vol commis à ces pauvres gens, et sa peau me sert de natte. Où le sol est humide et sablonneux, je trouvai en grand nombre des traces de ces animaux ; mais celles du tigre royal sont beaucoup plus rares. Pendant la nuit les habitants n’osent pas s’aventurer hors de leurs habitations ; mais dans la journée ils savent que ces animaux, repus du fruit de leurs chasses, se retirent dans leurs antres au fond des bois. Étant allé explorer la partie orientale de la chaîne de Pakpriau, il m’arriva de m’égarer en pleine forêt à la poursuite d’un sanglier qui se frayait un passage dans le fourré avec beaucoup plus de facilité que mes gens et moi, chargés de fusils, de haches, de boîtes, etc. ; nous manquâmes sa piste ; cependant, par les cris d’effroi des singes et autres animaux, nous savions ne pas être éloignés de quelque tigre ou léopard, digérant sans doute sa proie du matin. La nuit arrivait, il fallait songer à regagner le logis sous peine de quelque affaire désagréable ; mais, en dépit de nos recherches, nous ne pûmes trouver de sentier, et nous dûmes, très-éloignés du bord de la forêt, passer en conséquence la nuit sur un arbre, où, avec des branches et des feuilles, nous nous fîmes des espèces de hamacs ; le lendemain seulement, au grand jour, nous pûmes reconnaître notre chemin.

  1. Le P. Larnaudy était l’interprète de l’ambassade siamoise qui a visité la France en 1860-1861.