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a les impôts à acquitter : douze ticaux pour ses deux fils, huit pour son champ de poivre, un pour son porc, quatre pour sa maison, un pour son foyer, un pour le bétel qu’il cultive, deux shellungs pour ses cocotiers, deux pour ses arbres à dourions, un tical pour ses aréquiers ; total, trente-neuf ticaux. Le revenu de sa terre étant de quarante, tous frais payés, que peut-il faire avec le tical unique (deux francs cinquante centimes) qui lui reste ? Les malheureux cultivateurs dans le genre de celui-ci, et ils sont nombreux, vivent de riz qu’ils obtiennent des Siamois en échange de l’arec, puis de quelques légumes.

J’éprouvai beaucoup de plaisir, de bonheur, pourrais je dire, dans le séjour de ces lieux si beaux et si tranquilles, et en même temps si riants et si imposants. Ces montagnes sont entrecoupées, ici par des vallons ou murmurent des ruisseaux à l’eau fraîche et limpide, là, par de petites plaines parsemées de quelques modestes cases, appartenant à de laborieux Chinois, tandis qu’à peu de distance s’élève la vraie montagne avec ses rochers grandioses, ses grands arbres, ses torrents et ses cascades.

Nous avons déjà eu quelques orages, car la saison des pluies s’approche, la végétation redevient fraîche et la nature animée ; le chant des oiseaux et le bourdonnement des insectes se font entendre partout. Apaït m’a cédé son lit, si toutefois on peut appeler lit quelques lattes d’aréquier posées sur quatre pieux de bambous. J’y ai étendu ma natte, et j’y ferais un long somme, si plusieurs fois pendant la nuit je n’étais réveillé par des armées de fourmis qui me passent sur le corps, s’introduisent sous ma couverture, dans mes vêtements, s’établissent confortablement dans ma barbe et finiraient sans doute par m’entraîner hors de mon lit, si de temps en temps je ne secouais ma couverture. D’autres fois ce sont des cancrelas ou d’autres vilaines bêtes de la même espèce qui prennent leurs ébats sous le toit, et se laissent maladroitement tomber sur ma figure, en m’inspirant toujours du dégoût et souvent l’appréhension que ce ne soit quelque être plus venimeux ou plus répugnant encore. La chaleur en ce moment est très-supportable, le thermomètre marque ordinairement quatre-vingts degrés Fahrenheit le matin et quatre-vingt-dix degrés au milieu du jour (vingt-neuf à trente-deux degrés centigrades) ; mais l’eau des ruisseaux est si fraîche, que deux bonnes ablutions par jour, une le matin et une autre le soir, tout en entretenant et fortifiant ma santé, me procurent un bien-être pour plusieurs heures.

Hier soir, le petit Phraï étant allé avec Niou à Chantaboun pour acheter quelques provisions, rapporta pour un demi-fuang de bonbons chinois à son père ; le pauvre vieillard ne se sentait pas de joie, et ce matin à la pointe du jour, il se vêtit de ses meilleurs habillements, de sorte qu’en le voyant si beau, je me demandai ce qu’il pouvait y avoir de nouveau au logis. Après avoir nettoyé une planche fixée en guise de table au-dessous d’un dessin qui, sous la forme d’un pantin tirant la langue, ayant des griffes aux pieds et aux mains et une longue queue de singe, représente le père d’Apaït, celui-ci prit trois petites tasses, les emplit de thé, mit les bonbons dans une autre et plaça le tout sur la planche qui fait fonction d’autel. Il alluma ensuite deux morceaux d’un bois odoriférant, et commença ses prières : c’était un sacrifice qu’il faisait aux mânes de ses parents, avec l’espoir que leur âme viendrait goûter aux bonnes choses qu’il leur offrait.

À l’entrée du jardin d’Apaït, en face de sa case, j’ai fait avec quelques bâtons et des branches d’arbres une espèce de séchoir, couvert d’un toit de feuilles, où je sèche les grosses pièces, comme singes gibbons, blancs et noirs, chevrotins, buses, calaos, ainsi que mes boîtes d’insectes ; cela attire une foule de curieux siamois et chinois qui viennent voir le farang et admirer ses curiosités.

Nous venons de passer le premier jour de l’an des Chinois, qu’ils ont fêté pendant trois jours. Plusieurs d’entre eux demeurant à une grande distance ont profité de ce temps pour nous faire visite, et par moments, la maison d’Apaït, le vaste terrain battu qui est devant son jardin, tout était rempli de visiteurs en habits de fête. Beaucoup me demandaient des médicaments, car à la vue de mes instruments, de ma trousse de naturaliste et de mes bocaux, ils me prenaient pour un grand médecin. Hélas ! mes prétentions ne sont pas si élevées ; cependant je les traite au système Raspail, et une petite boîte de pommade camphrée ou une fiole d’eau sédative sont peut-être retournées dans quelque musée d’Europe sous la forme d’un insecte ou d’une coquille quelconque, que ces braves gens m’auront rapportée en retour du bien que j’avais l’intention de leur faire.

Il est bien agréable pour moi, après une journée de chasse fatigante, par monts et par vaux et dans l’intérieur des forêts où l’on ne se fraye un chemin que la hache à la main, de me reposer le soir sur le banc de notre bon Chinois, devant sa case ombragée de cocotiers, de bananiers et d’autres beaux arbres. Depuis quatre jours, un vent du nord très-violent et frais, malgré la saison, n’a cessé de souffler, brisant et déracinant une quantité d’arbres au sommet de la montagne. Ce sont ses adieux. Le vent du sud-ouest soufflera dorénavant pendant plusieurs mois.

Aujourd’hui, la soirée m’a paru encore plus belle et plus agréable qu’à l’ordinaire ; les étoiles scintillaient au ciel, et la lune brillait de tout son éclat. J’étais assis à côté d’Apaït, tandis que son fils nous jouait des airs chinois sur sa flûte de bambou. Je songeais à quel degré de prospérité cette province pourrait atteindre, si, déjà une des plus belles et des plus florissantes du pays, elle était sagement et intelligemment gouvernée, ou si quelques Européens venaient y jeter les fondements d’une colonie civilisatrice.

Proximité de la mer, communications faciles et susceptibles de perfectionnement, climat sain, température supportable et surtout inépuisable fécondité du sol qui permet la culture des plus riches productions, rien ne manque à cette contrée pour assurer le succès à des planteurs industrieux et entreprenants.