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distance, sur une estrade élevée, un orchestre était établi, jouant des divers instruments de la musique siamoise. Plus loin, quelques femmes avaient établi un marché ou elles débitaient des fruits, des bonbons et des noix d’arec, tandis que d’un autre côté des Chinois et des Siamois jouaient, sur un petit théâtre monté pour cette occasion, des scènes dans le genre de celles de nos théâtres ambulants qui courent les foires. Cette fête, qui dura trois jours, n’avait rien qui rappelât une cérémonie funèbre, et il s’y fit une consommation énorme de poudre et d’arack. Je m’y étais rendu, pensant y voir quelque chose de nouveau et de curieux, car la crémation n’existe que chez très-peu de peuples, et on ne la pratique ici que pour les souverains, les princes et les personnages de rang élevé, sans songer que je serais moi-même un objet de curiosité pour la foule, ce qui arriva cependant.

À peine étais-je dans l’enceinte de la pagode, suivi de Phraï et de Niou, que de tous les côtés j’entendis répéter le mot « farang ; venez voir le farang ; » puis aussitôt Siamois et Chinois quittèrent leurs bols de riz pour se porter de notre côté. J’espérais qu’une fois leur curiosité satisfaite, ils me laisseraient circuler paisiblement ; mais loin de là, la foule grossissait de plus en plus et me suivait de quelque côté que j’allasse, au point de devenir gênante, insupportable, et d’autant plus que la plupart de ceux qui y affluaient étaient déjà ivres d’opium ou d’arack, et peut-être de tous les deux. Je m’éloignais de cet endroit quand, en passant devant une baraque en planches construite pour la circonstance, j’aperçus plusieurs chefs de la province qui prenaient aussi leur déjeuner. Le plus âgé vint directement à moi, me prit la main et me pria d’une manière civile d’aller m’asseoir auprès d’eux ; je profitai de sa bonne invitation pour trouver un refuge contre les importuns. On me combla d’honnêtetés ainsi que de pâtisseries, de fruits naturels et confits, etc. ; mais la foule qui m’avait suivi se pressait de plus en plus autour de la maison et avait fini par en envahir tous les abords, jusqu’au toit qui était couvert de curieux. Tout à coup un sourd craquement se fit entendre, et toute la partie antérieure de l’habitation, cédant sous le poids des spectateurs, s’écroula avec eux, et ils roulèrent au milieu des talapoins et des laïques : ce fut une confusion des plus comiques. J’en profitai pour m’échapper, « jurant, mais un peu tard, qu’on ne m’y prendrait plus. »


XI

Retour à Chantaboun. — Îles Ko-Khut, Koh-Kong, etc. — Superbe perspective du golfe de Kampôt. — Le Cambodge. — Commerce de ces contrées. — État misérable du pays. — Audience chez le roi du Cambodge.

De retour à Chantaboun, dans l’hospitalière demeure du bon abbé Ranfaing, missionnaire français, établi en ce lieu, mon premier soin fut de prendre des renseignements, et de me mettre à la recherche des moyens de transport pour gagner Battambang, chef-lieu d’une province de ce nom, qui, depuis près d’un siècle, a été enlevée au Cambodge par l’empire siamois. Je fis prix avec des pêcheurs annamites païens pour me conduire d’abord de Chantaboun à Kampôt, port du Cambodge, à raison de trente ticaux. Les Annamites chrétiens m’en demandaient quarante et leur nourriture pour aller et retour. Après avoir pris congé de l’abbé Ranfaing qui m’avait comblé de bontés et d’attentions chaque fois que j’étais venu à Chantaboun, je m’installai de nouveau dans une barque avec mon Chinois et mon Annamite, et voulant profiter de la marée haute, nous partîmes à midi, malgré une pluie battante. Arrivés au port à sept heures du soir, nous y fûmes retenus jusqu’au surlendemain par un vent contraire et trop violent pour nous permettre sans danger de le quitter.

Deux jours plus tard nous arrivâmes à Ko-Khut, ou de nouveau des pluies torrentielles et un vent contraire nous retinrent à une centaine de mètres du rivage, dans une anse qui était loin d’offrir beaucoup de sécurité à notre modeste embarcation.

Notre position n’était pas agréable, notre chétive barque, rudement secouée par les flots en fureur, menaçait à chaque instant d’être jetée à la côte contre les rochers. Aux trois quarts remplie par notre bagage auquel nous avions donné la meilleure place pour le préserver de l’eau de mer comme de la pluie, elle contenait encore cinq hommes serrés les uns contre les autres à l’avant, et n’ayant pour abri que quelques feuilles de palmier cousues ensemble à travers desquelles l’eau filtrait et nous tenait constamment mouillés. La pluie continuait à tomber avec une telle abondance que nous ne pouvions entretenir de feu pour cuire notre riz. Pendant quatre jours, il nous fallut rester à demi couchés dans notre barque, les membres fatigués de la position à laquelle nous condamnaient le défaut d’espace et nos effets et notre linge trempés et collés sur notre corps. Enfin, le cinquième jour, j’eus le plaisir de voir le ciel s’éclaircir et le vent changer. Vers les deux heures de l’après-midi, prévoyant une belle nuit, et ayant remonté le moral de mes hommes qui commençaient à faiblir, par une bonne dose d’arack, nous levâmes l’ancre et nous nous éloignâmes de Ko-Khut poussés par une bonne brise. J’étais heureux d’avancer et de pouvoir enfin respirer à pleins poumons, aussi je restai une partie de la nuit sur ma petite tente de palmier, jouissant de la beauté du ciel et de la marche rapide de notre bateau. À la pointe du jour, nous aperçûmes la première île Koh-Kong à notre gauche, à une distance d’à peu près dix milles. C’est une île déserte, mais on y recueille de la gomme-gutte ; elle est moins grande que Koh-Xang ou Koh-Chang et n’offre pas un aspect aussi imposant, ni une suite de pics aussi majestueux. C’est à Compong-Sôm, près de Kampôt, que l’on recueille la plus grande partie de la gomme-gutte et le beau cardamome qui se trouvent dans le commerce ; les indigènes renferment la première dans des bambous, qu’ils fendent lorsqu’elle est durcie.

Nous eûmes bientôt oublié les petites misères de la première partie de notre voyage et nous fûmes bien dé-