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« Tout ce que je regrette, disait-il, ce sont mes pauvres parents que je ne reverrai plus ; je vois venir la mort avec calme, presque avec joie. » Toutes nos instances pour l’emmener furent inutiles, et il nous fallut poursuivre notre route, profondément attristés de le laisser dans cette pénible position sans pouvoir rien faire pour le soulager.

Le 21 décembre, nous étions enfin rendus à Pinhalu.

C’est par le 103° 03’ 50’’ de longitude méridien de Paris, vers le 11° 37’ 30’’ de latitude nord et à deux ou trois lieues seulement de la frontière de la Cochinchine, que se trouve Penom-Penh, ce grand marché du Cambodge. C’est le point où le Mékong se divise ; le grand fleuve remonte au nord-est d’abord, puis au nord-ouest jusqu’en Chine et aux montagnes du Thibet où il prend sa source. L’autre bras, qui ne porte aucun nom et qu’il serait bon, pour le distinguer, d’appeler Mé-Sap, du nom du lac Touli-Sap, remonte au nord-ouest. Vers le 12° 25’ de latitude, commence le grand lac, qui s’étend jusqu’au 13° 53’ ; sa forme est celle d’un violon. Tout l’espace compris entre ce dernier et le Mékong est une plaine peu accidentée, tandis que le côté opposé est traversé par les hautes chaînes de Poursat et leurs ramifications.

L’entrée du grand lac du Cambodge est belle et grandiose. Elle ressemble à un vaste détroit ; la rive en est basse, couverte d’une épaisse forêt à demi submergée, mais couronnée par une vaste chaîne de montagnes dont les dernières cimes bleuâtres se confondent avec l’azur du ciel ou se perdent dans les nuages ; puis, quand peu à peu l’on se trouve entouré, de même qu’en pleine mer, d’un vaste cercle liquide dont la surface, au milieu du jour, brille d’un éclat que l’œil peut à peine supporter, on reste frappé d’étonnement et d’admiration comme en présence de tous les grands spectacles de la nature.

Au centre de cette mer intérieure est planté un grand mât qui indique les limites communes des royaumes de Siam et de Cambodge ; mais, avant de quitter ce dernier pays, disons tout ce qui nous reste à en dire.

L’état présent du Cambodge est déplorable et son avenir chargé d’orages[1].

Jadis cependant c’était un royaume puissant et très-peuplé, comme l’attestent les ruines splendides qui se trouvent dans les provinces de Battambang et d’Ongkor, et que nous nous proposons de visiter ; mais aujourd’hui cette population est excessivement réduite par les guerres incessantes que le pays a dû soutenir contre ses voisins, et je ne pense pas qu’elle dépasse un million d’âmes, d’après mon appréciation propre comme aussi d’après les recensements de la population. On y compte trente mille hommes corvéables, libres et en état de porter les armes, car l’esclave, au Cambodge comme à Siam, n’est sujet ni à l’impôt ni à la corvée.

Outre un nombre de Chinois, relativement considérable, il s’y trouve plusieurs Malais établis depuis des siècles dans le pays, et une population flottante d’Annamites que l’on peut estimer à deux ou trois mille. Comme les dénombrements de la population ne se rapportent qu’aux hommes corvéables, ni le roi ni les mandarins ne peuvent donner de chiffres plus exacts.

La domination européenne, l’abolition de l’esclavage, des lois protectrices et sages, et des administrateurs fidèles, expérimentés et d’une honnêteté scrupuleuse, seraient seuls capables de régénérer cet État, si voisin de la Cochinchine, où la France cherche à s’établir et où elle s’établira sans aucun doute ; alors il deviendrait certainement un grenier d’abondance, aussi fertile que la basse Cochinchine.

Le tabac, le poivre, le gingembre, la canne à sucre, le café, le coton et la soie y réussissent admirablement ; je note particulièrement le coton, cette matière première qui constitue les trois quarts de celle employée dans la confection des étoffes, non-seulement en France, ou même en Europe, mais je pourrais dire sur toute la surface du globe ! Aujourd’hui que, par suite d’un jugement de Dieu, l’Amérique va se trouver plongée dans une guerre civile dont nul ne saurait prévoir les conséquences et le terme, il est évident que nous ne pourrons désormais compter sur ce pays pour la production de cette matière première ? Donc le coton peut nous faire défaut, sinon entièrement, du moins en partie, et le pain manquer à des millions d’ouvriers qui ne vivent que de cette industrie. Quel beau et vaste champ s’ouvrirait ici à l’activité, au travail, au capital !

L’Angleterre, cette nation colonisatrice par excellence, aurait bien vite fait de la basse Cochinchine et de ce pays une vaste plantation de coton ; il n’est pas douteux, si elle s’en occupe, qu’avant peu d’années elle aura le monopole de cette précieuse substance, comme l’Amé-

  1. Cette prédiction s’est déjà en partie réalisée par une insurrection en faveur du jeune roi contre le vieux, peu de temps après le départ de M. Mouhot. Mais cette révolution de palais n’a fait que multiplier l’anarchie dans le royaume, comme le témoigne le passage suivant d’une lettre de Mgr Miche, provicaire du Cambodge, publiée dans le numéro de septembre 1863 des Annales de la Propagation de la foi.

    « Voilà huit mois que nous sommes en pleine révolution : trois princes se disputent un trône vermoulu, sans qu’on puisse prédire qui l’obtiendra. La cause de cette anarchie persévérante, c’est l’incurie de la cour de Siam, qui nous envoie chaque mois un ou deux petits mandarinets sans autorité, lesquels expédient à Bangkok des rapports contradictoires en embrouillant les affaires de plus en plus. Il est vrai que le roi de Siam a dirigé un général sur Battambâng avec trois mille hommes ; mais Battambâng est en paix et se trouve placé à huit journées de marche du théâtre de la guerre. C’est ici qu’il devrait être. Ce soldat au cœur de poule a peur d’une poignée de rebelles, qu’il pourrait facilement cerner et écraser. En attendant que les choses s’arrangent d’elles-mêmes, il reçoit les présents de tous les partis, fait bonne mine à tout le monde, et se repose le soir au milieu de sa troupe de comédiens. Comme dans les ventes à l’encan, je suis convaincu que la couronne sera adjugée au plus haut et dernier enchérisseur.

    « Je traçais ces lignes lorsqu’on m’a appris que quatre bateaux à vapeur siamois venaient d’arriver à Kampot, amenant le prince rebelle pour le placer sur le trône ! Je puis à peine en croire mes oreilles. Nous attendions le roi légitime dans la huitaine, et la même nouvelle porte qu’on va le conduire de Battambâng à Bangkok. C’est tout juste le contraire de ce qu’il fallait faire.

    « D’après les détails qui précèdent et tout ce que vous avez appris d’ailleurs sur l’état du Cambodge, vous comprendrez, sans que je le dise, que l’administration de la mission, dans le courant de la présente année, se réduit à peu de chose. Pendant les six premiers mois de 1861, le Cambodge a eu la guerre avec l’étranger, et pendant les six autres mois il a été en proie aux horreurs de la guerre civile. »