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qui a disparu en entier à la suite des guerres réitérées que ce pays a eu à soutenir contre Siam.

Les habitants de cette province furent emmenés captifs par les vainqueurs, qui peuplèrent de la sorte plusieurs parties désertes de leur pays.

C’est ainsi que l’on voit à Siam et au Laos des provinces entières, dont la plupart des habitants sont d’origine cambodgienne.

Dépeupler une province pour en peupler une autre, est, à peu près, toute l’économie politique de l’Orient moderne. Engourdi par la mollesse et la servitude, il dort insoucieux sur les ruines de l’Orient antique, ruines qui n’ont désormais d’éloquence et de leçons que pour les fils de l’Occident.

En remontant la rivière de Battambâng l’espace de douze à treize lieues, dans la direction du sud, on arrive à un des premiers monts détachés d’une des ramifications de la grande chaîne de Poursat. À ses pieds est une misérable pagode d’origine récente ; dans les environs sont dispersés quelques hameaux, tandis que sur le sommet aplani du mont même se trouve le monument en ruine de Banone. Huit tours sont reliées par des galeries et communiquent de deux côtés, par un mur de terrassement, à une tour centrale qui a plus de huit mètres de diamètre et vingt d’élévation.

L’édifice est de plain-pied, bâti en pierre de grès, et doit remonter à la même époque que Bassette. Quoiqu’il n’y ait rien de particulièrement remarquable, ce qui est resté debout des tours et des galeries n’en indique pas moins un travail imposant, beaucoup de goût dans l’ensemble, d’habileté dans la construction et d’art dans les détails. Ce monument, de même que tous ceux de la province d’Ongkor, contraste autant, par la nature de ses matériaux, avec les constructions de briques et de faïence de l’architecture siamoise, qu’avec les fragiles et puérils monuments de l’art chinois (voy. p. 292).

Banone devait être un temple ; on voit encore dans la cour centrale et aux deux petites tours opposées qui sont reliées par une galerie, un grand nombre d’énormes idoles bouddhiques, probablement aussi anciennes que l’édifice lui-même, et entourées d’une infinité d’autres petites divinités qui paraissent dater de toutes les époques.

Au pied du mont voisin se trouve une profonde caverne aux voûtes élevées, sombres, et aux roches de calcaire desquelles pendent de belles stalactites. On n’y pénètre qu’en rampant l’espace de plusieurs mètres. Comme l’eau qui découle de ces stalactites est regardée comme sainte par les Cambodgiens, qui lui attribuent, entre autres vertus et propriétés, celle de posséder la connaissance du passé, du présent et de l’avenir, et d’en réfléchir les images comme une glace, les dévots s’y rendent encore de temps en temps en pèlerinage pour demander à ces eaux de leur rendre la santé ou de jeter des lumières sur leur sort ou celui du pays, et pour adresser quelques prières aux nombreuses idoles que l’on trouve partout éparses dans les anfractuosités des rochers ou entassées sur le sol.

Le temple de Wat-Èk se trouve dans la direction opposée à celle de Banone, et à deux lieues de Battambâng. C’est un édifice assez bien conservé, probablement de l’âge du précédent.


XVIII

Province d’Ongkor. — Notions préliminaires. — Ongkor. Ville, temple, palais et pont.

Après avoir visité les ruines dont nous venons de parler, le 20 janvier, au lever de l’aurore, M. Sylvestre et moi nous partîmes pour Ongkor, situé au nord-est du lac, et le 22 nous arrivâmes à l’embouchure d’un petit cours d’eau que dans la saison des pluies nous aurions pu remonter presque jusqu’à la nouvelle ville.

À deux milles au-dessus de son embouchure, nous quittâmes notre bateau pour suivre pendant un peu plus d’une heure une ancienne chaussée encore praticable, et nous traversâmes une longue plaine aride, sans arbres, sablonneuse et couverte de hautes herbes.

Au sud, elle est bordée par la chaîne de montagnes des Somrais, qui est une ramification de celle de Kôrat ; à l’ouest par le joli mont Chrôme, dans le voisinage duquel on voit de loin une haute tour en pierres qui est avec la chaussée le premier vestige que l’on trouve de l’ancienne civilisation de ces lieux.

Arrivés à Ongkor, nous fîmes halte dans un petit caravansérail à moitié détruit par les voyageurs de toute espèce, qui en ont arraché tout ce qu’ils ont pu de bois pour faire cuire leur riz. Le Cambodgien n’est pas hospitalier, et il n’admet que rarement un étranger dans son intérieur ; s’il le fait, ce n’est que pour un temps très-limité, contrairement aux usages des pays voisins.

Nokhor ou Ongkor était la capitale de l’ancien royaume du Cambodge, ou de Khmer, si fameux autrefois parmi les grands États de l’Indo-Chine que la seule tradition encore vivante dans le pays rapporte qu’il comptait cent vingt rois tributaires, une armée de cinq millions de soldats, et que les bâtiments du trésor royal couvraient à eux seuls un espace de plusieurs lieues.

Dans la province qui a conservé le même nom et qui est située à l’est du grand lac Touli-Sap, vers le quatorzième degré de latitude et le cent deuxième de longitude à l’orient de Paris, se trouvent des ruines si imposantes, fruit d’un travail tellement prodigieux, qu’à leur aspect on est saisi de la plus profonde admiration, et que l’on se demande ce qu’est devenu le peuple puissant, civilisé et éclairé, auquel on pourrait attribuer ces œuvres gigantesques.

Un de ces temples surtout, qui figurerait avec honneur à côté de nos plus belles basiliques, et qui l’emporte pour le grandiose sur tout ce que l’art des Grecs ou des Romains a jamais édifié, fait un contraste étonnant et pénible avec le triste état de barbarie dans lequel est plongé ce qui reste des descendants de ce grand peuple.

Malheureusement le temps qui ne respecte rien, les invasions de barbares venus de tous les points de l’horizon, et dernièrement des Siamois modernes, peut-être aussi les tremblements de terre, ont bouleversé