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« Et vous pensez qu’ils dureraient encore ? »

Telle a été l’observation du roi actuel, lorsqu’on lui a rapporté cette circonstance. Cette réponse indique le doute : elle est, jusqu’à plus ample informé, le dernier mot de la science sur le sujet en question. Voici maintenant la légende :

Bua-Sivisithiwong était, nous pouvons dire heureusement, un lépreux, et c’est pour obtenir des dieux la santé, qu’il fit bâtir ce temple. Cette œuvre achevée, le roi n’étant pas guéri, perdit confiance dans ses divinités et recourut aux soins des simples mortels. Il fit donc une proclamation et offrit une grande récompense à celui qui pourrait le guérir. Ce qui eut lieu à cette époque est laissé aux conjectures de chacun ; mais s’il ne s’est pas alors trouvé plus qu’aujourd’hui au Cambodge et à Siam d’hommes capables de guérir cette maladie, nous ne nous en étonnerons pas. Seul, un brahmane illustre, djogui ou fakir, osa entreprendre cette cure. Il croyait fermement aux effets de l’hydropathie, mais il préférait que le liquide fût en état d’ébullition et proposa à son client royal de le tremper dans un bain d’eau-forte, liquide assez corrosif. Le roi hésitant naturellement devant un pareil procédé, exprima le désir de voir d’abord faire l’expérience sur un tiers ; mais personne ne se présenta pour la subir, et le fakir proposa de la tenter sur un criminel. Le roi, qui au fond était jaloux du pouvoir surnaturel du brahmane, lui demanda s’il voulait essayer sur lui-même. « Je le veux bien, répliqua le fakir, si Votre Majesté veut me promettre solennellement de jeter sur moi une certaine poudre que je vais vous laisser. » Le roi promit et le malheureux médecin, trop crédule, entra dans la chaudière bouillante. Le roi lépreux la fit enlever et jeter avec celui qu’elle contenait dans le fleuve.

C’est, dit-on, cette trahison qui a amené sur cette ville la décadence et la ruine.

D’après une autre légende d’égale valeur, sur l’emplacement du lac Touli-Sap, s’étendait autrefois une plaine fertile, au milieu de laquelle florissait une superbe cité. Un roi, pour s’amuser, élevait de petites mouches, tandis que l’instituteur des jeunes princes, ses fils, élevait lui-même des araignées. Il arriva qu’une des araignées mangea les mouches du roi, qui entra dans une grande colère et fit mettre le précepteur à mort. Ce dernier s’envola dans les airs, maudissant le roi et sa ville. À l’instant la plaine fut submergée par le lac. La tradition ajoute que la statue de jaspe de Bouddha, qui est la gloire du temple, dans le palais du roi, à Bangkok, fut retrouvée, flottant, à la surface du lac, entourée de lotus et portée par un yak ou bœuf tibétain.

Elle fut retirée de l’eau par les Siamois à Chieug-Rai, ville située au nord de Laos, et on construisit pour elle une pagode, autour de laquelle s’éleva plus tard la capitale actuelle du royaume de Siam.

Voilà les récits qu’inspire à la Clio de l’Indo-Chine l’aspect de monuments plus grandioses que ceux de Ninive et de Persépolis !

Pavillon central d’Ongkor-Wat. — Dessin de Thérond d’après M. Mouhot.

À cette pensée amère, à cette preuve ironique du néant des grandeurs humaines, que de fois me suis-je senti comme étreint par les rameaux de l’épaisse forêt qui encombre, presse, ensevelit les palais et les temples d’Ongkor, et quand le déclin du jour me surprenait au milieu de mes études et de mes réflexions, j’étais entraîné, comme un de mes devanciers en ce lieu à comparer « les teintes que la nuit efface dans le paysage, à celles de la vie des peuples quand la gloire et l’espérance cessent de lui prêter la magie de leurs couleurs[1]. »

Henri Mouhot.

(La fin à la prochaine livraison.)


  1. Voyage dans l’Indo-Chine, par M. C. E. Bouillevaux, ancien missionnaire apostolique. Paris, 1858.