Page:Le Tour du monde - 08.djvu/408

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heurta l’épaule avec tant de violence contre l’un des arbres, qu’il s’en fallut de bien peu que je fusse désarçonné ; et mon bras droit, lancé derrière le dos, vint me frapper le côté opposé. Je ne sais pas comment j’ai pu conserver mon fusil, un poids de quatorze livres, n’ayant pour le tenir que le doigt du milieu, passé dans la garde de la détente. La bride m’était restée dans la main gauche, où elle se trouvait heureusement lorsque j’avais tiré.

Nous allions ainsi, galopant à toute vitesse à travers une forêt emmêlée, dont le sous-bois, composé presque entièrement d’attends-un-peu, était franchi par Kébon, qui sautait comme une chèvre. L’éléphant nous suivait toujours de près ; je finis cependant par l’éloigner ; il se retourna et s’enfuit d’un pas rapide.

Aussitôt que je pus arrêter mon cheval, ce à quoi je ne parvins qu’après lui avoir fait décrire deux ou trois cercles, je mis pied à terre, rebridai Kébon, et courus comme le vent à la poursuite de la bête qui avait une longue avance, et que je craignais de ne plus retrouver.

Après avoir subi trois nouvelles charges, dont la dernière fut longue et silencieuse, d’autant moins plaisante que mon cheval essoufflé conservait à grand-peine la distance qui le séparait de l’éléphant, celui-ci, auquel j’avais envoyé dix balles, tomba enfin pour ne pas se relever. J’étais à bout de force depuis longtemps, et ne pouvais même plus amorcer mon fusil.

Couvert d’épines et de meurtrissures, à demi mort de soif, je dessellai Kébon, lui attachai son licol au genou, et m’étendis sous un arbre. J’ignorais complétement où je pouvais être : en vain criai-je de toutes mes forces et tirai-je des coups de fusil dans l’espoir de faire arriver les Masaras, je ne vis personne. Pour comble d’infortune, mon cheval s’échappa, il me fallut suivre ses traces, faire un mille avant de le retrouver, et revenir sur mes pas, chose difficile. Enfin apparut January, accompagné des Masaras ; il prit la tête de la bande, et, trottant d’un pied leste, il me ramena aux chariots, où nous arrivâmes au coucher du soleil.

Chasser l’éléphant est la vie la plus dure qu’un homme puisse se créer. Deux jours de suite à cheval pour se rendre à un étang où l’on vous a dit que la bande est allée boire, coucher dans la forêt, n’avoir rien à manger, s’abreuver le matin d’une eau vaseuse puisée dans une carapace de tortue, qui sert d’écuelle et qui est grasse. Remettre le pied à l’étrier, suivre la piste, par une chaleur dévorante, derrière trois Masaras à demi morts de faim, mal vêtus des haillons graisseux d’une peau de bête, chargés d’une panse de couagga renfermant le peu d’eau qui doit vous faire supporter la soif (tout ce qu’il y a de plus nauséeux), et souvent ne rien voir. S’estimer heureux lorsque, n’en pouvant plus, on trouve un kraal, c’est-à-dire un camp de Masaras : des hangars provisoires, à demi couverts de chaume, d’une ignoble saleté, quelques fagots d’épines dressés contre le vent, des tranches de venaison, à demi putréfiées, séchant au soleil, des vases remplis d’eau, des lambeaux de pelleterie suspendus aux branches voisines. Votre fidèle after rider apporte deux ou trois brassées d’herbe, les étend dans un coin, il pose votre selle en guise d’oreiller, et là, couché tout près d’un feu de bois vert, dont la fumée vous passe au-dessus du corps et tient les moustiques à distance, vous courtisez le sommeil jusqu’à la venue du jour. Si, après une nouvelle course du même genre vous apercevez la bête, et que la chasse soit heureuse, tout s’est passé dans les meilleures conditions possibles.

8 juillet. — Après en avoir longuement délibéré, je suis résolu à marcher droit au nord, en dépit de la soif, de la tsésté, des buissons vénéneux qui abondent dans la forêt, en dépit de tous les obstacles. J’ai un tel désir de gagner le Zambèse et de voir la grande chute, qu’il n’y a pas de difficultés qui me retiennent. Je ne me dissimule aucun des dangers qui m’attendent, je risque mes chevaux, mes bœufs, mes chiens, et cependant je veux partir ; quelque chose m’entraîne ; je suivrai ma destinée bonne ou mauvaise ; voilà déjà trois jours que nous marchons dans cette voie périlleuse, et sans le moindre accident.

Passé la nuit au bord de l’eau et fait bonne chasse. Les buffles arrivèrent en foule ; j’étais dans une fosse située contre le vent ; j’ai bien tiré ; cinq bêtes magnifiques sont restées sur le terrain ; une sixième est allée mourir à un mille, et beaucoup d’autres se sont rembûchées qu’on aurait pu avoir aujourd’hui. Toutefois, comme il y en a suffisamment, je ne me suis pas donné la peine de courir après eux.

Ce n’est pas une simple boucherie, ainsi qu’on pourrait le croire ; la récolte a manqué par suite de la sécheresse ; les Malakakas meurent de faim, et c’est joindre la charité au plaisir que de leur procurer de la viande ; rien n’est perdu, pas même un débris de peau.

2 août. — Hier, après être sorti depuis le matin sans rien voir, j’aperçus, au coucher du soleil, une girafe mâle qui débouchait à un demi mille du camp. Aussitôt Badwin fut sellé et nous partîmes. La chasse fut un casse-cou perpétuel au milieu de blocs erratiques où m’entraînait la bête. Je fis ainsi trois milles au clair de lune, pressant mon cheval le plus possible ; mais il ne galopait qu’en tremblant. À la fin, la girafe elle-même fut obligée de ralentir ses bonds énormes, tant les quartiers de roche devenaient difficiles à franchir. Me trouvant au contraire dans un endroit plus pratiquable, je lançai Batwin, fus à côté de la bête avant qu’elle eût repris sa vitesse, et la tuai raide, à ma vive satisfaction. J’avais la plus grande envie de partir, et ne pouvais pas m’éloigner du camp sans y laisser de la viande.

11 août. — J’arrive des cataractes du Zambèse, je les

    lévriers, avec lesquels je courais l’oryx, comme en Écosse, nous poursuivons le cerf avec de rudes limiers. Lorsqu’on est familiarisé avec le pays, et que l’on sait la direction que prendra la bande, on peut la cerner en faisant un circuit de plusieurs milles tandis que l’after rider (cavalier de suite) reste au point où la troupe doit arriver. Quand elle approche, l’homme apposté la rabat violemment du côté du chasseur, et celui-ci tire au passage l’un des oryx haletants et déroutés. Ce moyen est aussi employé à l’égard de l’autruche, qui habite les mêmes lieux.

    (Note du traducteur.)