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bres verts, à l’abri desquels s’élèvent de nombreux tombeaux.

C’était là que le 21 septembre 1860 le Sen-Wang San-ko-lit-zin, oncle de l’empereur et le général le plus renommé de l’empire, avait résolu d’anéantir la petite armée qui marchait audacieusement sur Pékin. Vingt-cinq mille hommes de cavalerie tartare, regardés à juste titre comme les soldats les plus intrépides de la Chine, et soutenus par de nombreuses milices indigènes, vinrent se briser contre une poignée d’Européens, que ne purent ébranler, ni leurs cris sauvages, ni leurs charges impétueuses et réitérées.

Le généralissime chinois San-Ko-Li-Tsin. — Dessin de E. Bayard d’après une peinture chinoise.

Malgré leur nombre et leur bravoure, ces hordes indisciplinées ne purent entamer nos faibles bataillons, et le canon eut bien vite raison de leurs flèches, de leurs lances et de leurs sabres émoussés.

Ce fut une déroute effroyable ! Les chefs militaires et tous les braves du Tcha-Kar de Mongolie[1] vinrent se rallier sur le pont de Pa-li-Kiao, où San-ko-lit-Zin avait arboré sa bannière : alors, malgré le feu croisé de l’artillerie alliée qui les prenait en enfilade, et dont chaque coup venait décimer ces masses d’hommes entassés sur un seul point, on les vit, la poitrine découverte au milieu des balles et des boulets qui pleuvaient de toute part, agiter des drapeaux en signe de défi, et rester pendant une heure sous ce feu écrasant, jusqu’à ce que le dernier boulet eut enlevé le dernier de ces combattants inhabiles, mais héroïques !

On ne peut se faire une idée, me disait un témoin oculaire, du terrible spectacle que présentait le pont de Pa-li-Kiao le soir de la bataille :

« La nuit était rendue plus sombre encore par les nuages de fumée qui montaient lentement à l’horizon ; un faible croissant de lune éclairait à gauche d’une lueur blafarde les lions gigantesques et les balustrades de marbre blanc, monuments bizarres d’une civilisation vieillie, tandis que la droite de la chaussée était plongée dans une obscurité profonde.

« Cependant l’incendie y couvait sourdement.

« Les fantassins chinois portent en bandoulière des étriers en bois, comme les Circassiens, où sont des cartouches avec les charges préparées d’avance ; une mèche en nitre enroulée autour de leur bras et toujours allumée sert à enflammer la poudre du bassinet : le feu s’était communiqué aux vêtements dont étaient recouverts les cadavres de ces malheureux.

« Il flambait par intervalles, laissant apercevoir des boucliers en osier avec des têtes grimaçantes, des fusils de rempart encore appuyés sur leurs fourches, des plates-formes d’artillerie, des affûts démontés, des sacs à poudre rangés dans des paniers, des flèches, des arcs, des arquebuses, des étendards troués par la mitraille ; puis des cadavres horriblement mutilés ; des fantassins avec leur veste brunes à bordure rouge, portant sur le dos et sur la poitrine, le numéro de leurs bataillons gravés dans de grands ronds blancs, des tigres de la garde dont le maillot est rayé de noir et de jaune, et dont la tête est recouverte d’un masque représentant le diable avec des bouches et un nez rouge, enfin des cavaliers de la bannière mongole, couchés sous leurs chevaux éventrés par les boulets, et revêtus des plus riches costumes de satin.

« Il me semble voir encore, au milieu de tous ces cadavres, celui d’un mandarin militaire renversé sur la balustrade du pont ; il tenait suspendu à la main gauche, son bâton de commandement en jade blanc, tandis que la droite, enroulée dans les plis de la bannière verte qu’il agitait fièrement au moment où la mitraille l’avait frappé, pendait inanimée le long de sa belle robe jaune brodée : sa figure contractée, sa bouche encore ouverte pour proférer des imprécations ressortaient avec une expression terrible.

« Un autre incendie plus vaste, et alimenté par des matières plus inflammables, avait été allumé dans les maisons de la rive opposée, par les obus qui étaient

  1. Cette confédération de tribus mongoles, habitant entre la grande muraille et les Khalkas, fournit un contingent de huit bannières.