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régnait dans l’assemblée, oppressée à son insu par le fluide que dégageaient les plexus nerveux des deux antagonistes, le compatriote fit servir des biscuits et déboucher quelques bouteilles de vin d’oranges…

À midi précis, nous quittions l’hacienda de Bellavista, chargés des vœux et des souhaits de son propriétaire, à qui j’avais promis d’écrire une relation de notre voyage.

En arrivant à Cocabambillas, nous trouvâmes les deux moines équipés et prêts à nous suivre…

De Cocabambillas à la plage de Chahuaris, où devait s’effectuer notre embarquement, on compte quatre petites lieues d’Espagne, équivalant à six mortelles lieues de France. Le paysage accidenté, verdoyant par places, est resserré entre une double rangée de montagnes à croupes rondes, dont l’inclinaison violente au nord-nord-est, semble annoncer au voyageur qu’il approche de l’endroit où la Cordillère, cette épine dorsale du continent américain, à laquelle ses nudus servent de vertèbres, ses punas d’apophyses, et ses vallées de côtes, va s’affaisser et disparaître pour toujours à ses yeux.

La pente continue des terrains précipitait la marche de nos mules, qui trottaient insoucieuses, avec de petits mouvements de croupe plaisants à voir. Après deux heures de voyage, nous atteignions Choquechima, petite ferme sans importance devant laquelle nous passions sans nous arrêter. Un peu plus loin nous relevions Sahuayaco, une propriété du même genre, et nous arrivions à l’hacienda de Chahuaris, qui donne son nom à la plage lieu de notre rendez-vous.

Ferme de Chahuaris.

Cette hacienda, vouée à la culture de la coca, appartenait à un colonel du génie domicilié à Cuzco, et avec qui j’avais visité autrefois les sources de l’Apurimac. J’eusse volontiers renouvelé connaissance avec cet ancien compagnon de voyage, que des circonstances indépendantes de sa volonté, avaient détourné de sa condition de paisible bourgeois pour faire de lui un savant recommandable à bien des titres[1]. Mais la porte de son logis était fermée. Je me rappelai d’ailleurs qu’il ne le visitait qu’une fois l’an. Avant de passer outre, je confiai aux échos d’alentour toutes sortes de bons souhaits pour ce colonel du génie, avec prière de les lui transmettre fidèlement à sa première visite. Ils répétèrent plusieurs fois mes paroles, afin de les graver dans leur mémoire, mais j’ignorai toujours s’ils s’étaient acquittés de ma commission.

La plage de Chahuaris, où nous arrivâmes sur les cinq heures, est la borne-frontière qui sépare la civilisation de la barbarie ; à ce titre, elle possède une baraque treillissée et couverte en chaume, à laquelle se rattachent quelques communs. La porte de cette demeure, simple baie sans vantaux, est ouverte à tout venant et ne se ferme jamais, ainsi qu’il convient à un asile neutre, où le sauvage et le civilisé peuvent concurremment s’abriter contre le soleil ou la pluie. Sept à huit cholos du même acabit que ceux qui nous suivaient depuis Cocabambillas, lesquels me rappelaient, je ne sais trop pourquoi, ces « loups aux côtes maigres » dont parle Chanfara le poëte, étaient assis sur la plage autour d’un feu de branchages. Ils nous saluèrent de leurs clameurs et vinrent féliciter les deux missionnaires sur leur arrivée.

Le paysage qui encadrait cette plage, dont la baraque et ses dépendances occupaient le centre, n’avait rien de bien récréatif : derrière nous, une suite de talus boisés, montant jusqu’à la région des Lomas ou montagnes basses ; çà et là, sur le sable, des espaces irréguliers couverts de gazon ras, avec quelques maigres buissons et des touffes d’une herbe large, rude et tranchante ; devant nous et barrant toute la partie du nord-ouest, une coulée de basalte au sommet revêtu de végétation. La rivière, verte et rapide, frôlait la base de ce mur, et, creusant dans sa fuite des remous et des tourbillons, disparaissait à notre droite. Un enchevêtrement d’arbres et de taillis, dont l’œil ébloui distinguait à peine les silhouettes dans la fournaise ardente de l’astre à son couchant, bornait toute la partie du paysage placé à notre gauche.

Notre premier soin, après avoir mis pied à terre, fut de faire opérer le déchargement des bêtes de somme et de transporter nos bagages dans un angle de la baraque, en les disposant de façon à avoir toujours l’œil sur eux.

L’intérêt curieux avec lequel les cholos de Cocabambillas les examinaient, les palpaient ou en évaluaient approximativement le contenu, motivait de notre part une telle mesure. La nuit nous surprit au milieu de ces soins divers.

Un repas composé de mouton fumé et de racines bouillies nous fut servi sur le sein nu de la mère Cybèle, seule table, seul siége, seul lit, seul oreiller que nous dussions avoir désormais. La course et le travail avaient

  1. Scènes et paysages dans les Andes, 1re série. — Paris, Hachette, 1861.