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Voici maintenant comment Wang Yeou-tun, ministre des travaux publics (Koûng-poû chang-choû), décrivait en 1744, un an seulement après le frère Attiret, la même scène, dont la peinture originale, avec la description chinoise en regard, figure sous le no 29 dans l’Album de l’empereur Khien-loung.

« Fâng-hoû-ching-king, « Site sans rival, comme un vase dessiné avec art. »

« Sur la mer (le grand bassin ainsi nommé) est la montagne des trois génies ; on y parvient sur des esquifs, ou bien on y est conduit sur des chars à voiles poussés par le vent. En faisant ce voyage, ou ne s’entretient que de choses légères (hiû-yû, litt. « discours, conversations vides » ). Chacun doit savoir que les choses qui excitent les passions de l’homme, comme l’or et l’argent, sont absentes de ces palais ; et même, comment des étrangers (i jên) peuvent-ils habiter cet impérial domaine ? C’est un séjour qui ne convient qu’aux immortels. S’ils avaient habité un instant dans ces demeures, ils s’inquiéteraient peu d’en chercher d’autres dans des lieux éloignés.

« Ce site en forme de vase ou de coupe quadrangulaire, a fait donner ce nom à l’ensemble des édifices qui forment cette habitation. À l’orient est le « palais des perles » qui brillent comme les pistils de fleurs abondantes ; à l’occident sont trois grands bassins d’eau, formant comme des croissants de la lune. Une verdure naissante brille dans les intervalles vides. Enfin tout ce qui se découvre à la vue fait de ce lieu un site sans rival. »

Les lecteurs seront peut-être curieux de voir comment l’empereur Khien-loung lui-même a décrit la scène représentée dans notre planche double (p. 104-105).

Nous donnons donc ici la pièce de vers composée par lui à ce sujet, en l’accompagnant d’une traduction française aussi littérale que possible. Cette pièce de vers est extraite d’un livre chinois[1] intitulé : Yú tchi Youên mîng youên chî, c’est-à-dire : « Vers composés par l’empereur (Khien-loung) sur les jardins de la clarté sphérique. » Ce livre en renferme quarante, d’inégale grandeur, une sur chacun des dessins ou plutôt des peintures qui composent l’album que possède aujourd’hui la Bibliothèque impériale de Paris. Ces pièces de vers de l’empereur Khien-loung sont toutes accompagnées d’un long commentaire sans lequel il serait impossible de comprendre les vers de Sa Majesté, tant elle y étale d’érudition et de recherches dans les expressions les plus poétiques et les plus choisies, justifiant ainsi ces vers de Voltaire (Épîtres cvii) :

Reçois mes compliments, charmant roi de la Chine ;
Ton trône est donc placé sur la double colline !
On sait, dans l’Occident, que, malgré mes travers,
J’ai toujours fort aimé les rois qui font les vers…
Ô toi que sur le trône un feu céleste enflamme,
Dis-moi si ce grand art dont nous sommes épris
Est aussi difficile à Pékin qu’à Paris ?
Ton peuple est-il soumis à cette loi si dure,
Qui veut qu’avec six pieds d’une égale mesure,
De deux alexandrins côte à côte marchants,
L’un serve pour la rime et l’autre pour le sens ? etc.

Nous répondrons seulement ici à la question de Voltaire, que la pièce de vers suivante de l’empereur Khien-loung est en vers rimés de sept syllabes chacun, et formant deux quatrains. Dans ce genre de vers la première, la troisième et la cinquième syllabes sont longues ou brèves à volonté ; la deuxième et la quatrième doivent alterner et la sixième être pareille à la deuxième. Des quatre syllabes finales trois doivent être identiques pour la désinence ou rime et l’accent ; il est d’usage que la finale du troisième vers ne rime pas. La césure est après la quatrième syllabe.

1. Perspective fuyante représentant des nuages, que reflète le bassin des eaux.

2. (Il semble) que l’on peut prendre à la main, dans le vide, les pins et les cyprès qui se confondent avec le ciel.

3. Le bruissement des ailes des oiseaux qui volent sur les hauts sommets, (produit comme) un chant qui répond aux six modulations musicales.

4. Sur de petites îles sinueuses, Phéhé[2] présente l’empreinte de ses trois sceaux.

5. Les inventions que l’habile architecte-mécanicien de l’État de Lou conçut dans son esprit, n’étaient pas des œuvres comparables à celles-ci.

6. Ce que les hommes de l’État de Thsi ont rapporté (des Îles enchantées) ne sont que de vains récits.

7. Ici la terre a une végétation si luxuriante qu’elle semble vouloir en disputer (à l’homme) la possession ; c’est vraiment le séjour ou la demeure des immortels.

8. Si l’on comparait (ce lieu enchanté) aux douze salles ou palais d’or (de la fable), il ne rougirait pas de la comparaison.


III

À chaque pièce de vers consacrée à chacune des quarante aquarelles de l’Album de ses palais d’été, l’érudit empereur a ajouté un commentaire qui paraîtrait plus long que clair aux lecteurs de ce recueil. Nous nous bornerons à l’échantillon précédent, en ajoutant toutefois que ces pièces de vers sont d’inégale étendue ; quelques-unes ayant seize vers, plus ou moins, au lieu de huit ; mais toutes sont d’une intelligence très-difficile par les tournures archaïques et la grande érudition dont l’impérial auteur aimait à embellir sa poésie.

Le palais principal de tous ceux que renfermait la grande enceinte de Youen-ming-youen, et dont notre gravure (p. 99) n’offre que la porte d’entrée avec ses colonnes rostrales, est ainsi décrit par le frère Attiret :

« L’endroit où loge ordinairement l’empereur, et où logent aussi toutes les femmes, l’impératrice (Hoâng-héou), les femmes de second rang (héou feï), les princesses, celles qui, à divers titres, sont attachées à la cour, les eunuques, etc., est un assemblage prodigieux de bâtiments, de cours, de jardins, etc. ; en un mot,

  1. Le défaut d’espace nous a empêché de reproduire ici le texte de ces vers chinois avec leur transcription en lettres latines.
  2. En chinois hân tchén, littéralement le froid crapaud. Le sens figuré provient, chez les Chinois, d’une fable supposant qu’une femme, nommée Tchang-ngo, ayant été changée en crapaud, se réfugia dans la Lune dont elle devint la reine ; c’est pourquoi nous avons cru pouvoir traduire ce nom par Phébé.