Page:Le Tour du monde - 10.djvu/115

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versation. Viens ; le repos t’est nécessaire. Allons, arrive, arrive. Vingt-deux heures de Paris ! Qu’est-ce que cela ? Il y a une force mystérieuse dans ces eaux venant de la terre qui défie tous les efforts des chimistes : c’est l’histoire d’Antée, reprenant vie en touchant la terre, mais le sein même de la terre. »

Hélas ! que n’ont-elles eu la puissance de le délivrer de ce mal cruel, dont il ignorait, ainsi que nous, l’affreux progrès ! Ah ! si j’avais pu pressentir que, moins d’une année après !… Les liens du travail m’avaient trop longtemps arrêté. Quand j’arrivai à Ragaz, il en était parti depuis quatre jours. Je voulus du moins loger comme lui dans la jolie petite maison à persiennes vertes de la bonne famille J…, à l’angle du pont, en face de Hof-Ragaz ; et je fus assez heureux pour trouver vacante la chambre où il avait vécu un mois entier. Aujourd’hui, quels amers regrets mêlés à ces souvenirs ! J’espérais alors, et c’était chose convenue, que lui-même consentirait à décrire ici Ragaz. Il n’a eu le temps que de me laisser une note courte, mais précieuse, qui, du moins, sera l’honneur de cette feuille (voy. p. 123).




Les maisons de la grande rue qui avoisinent les hôtels, neuves, bien construites, sont sans caractère : mais dès l’entrée des ruelles, à droite et à gauche, on est dans le vieux village qui est resté agricole ; les habitations y sont de bois, quelques-unes à galeries couvertes, suspendues au-dessus des traîneaux et des provisions d’hiver ; plusieurs sont revêtues extérieurement d’une sorte de cotte de mailles faite de minces lamelles de sapin arrondies et imbriquetées comme des écailles de poissons.

Les paysans ont l’air grave et doux. Je note avec plaisir, en relisant ces lignes, qu’en trois semaines je n’ai pas rencontré un homme ivre ! je n’ai pas vu frapper un enfant, signe de bonté et de bon sens qui me touche plus profondément qu’aucun autre ! Sur mon passage, on n’a jamais manqué de me souhaiter poliment, sans humilité comme sans fierté, le bonjour ou le bonsoir.




En traversant la place, pour aller à la poste, j’ai remarqué au-dessus d’une porte l’enseigne d’une imprimerie et d’un journal. J’ai monté quelques marches de pierre qui mènent à une petite librairie.

« Vous avez dans ce village, lui dis-je, un journal ?

— Oui, monsieur.

— Que contient-il ?

— Les faits qui intéressent la commune, son administration, ses cultures ; les actes officiels du canton et de la Suisse ; les événements les plus considérables du reste du monde ; des nouvelles de l’agriculture, de l’industrie et de la science ; quelques articles de morale, des anecdotes.

— Et ce journal a-t-il beaucoup d’abonnés ?

— À peu près tous les habitants.

— Ils savent donc lire ?

— Tous, à l’exception de quelques anciens.

— Vous achète-t-on des livres ?

— Je n’ai pas à me plaindre.

— Quels ouvrages vendez-vous le plus ?

— Des livres religieux et des livres d’histoire.

— Vous avez sans doute de bonnes écoles ?

— Deux. L’une, d’instruction primaire ; l’autre, d’instruction secondaire.

— L’enseignement est libre ?

— Non, monsieur, il est obligatoire.

— À quoi bon, puisque l’instruction est si générale ?

— En effet, je crois que l’obligation n’est plus guère utile aujourd’hui, mais elle l’a été dans les commencements. »

Je me promets de regarder d’un peu plus près à ce sujet de l’instruction primaire qui m’émeut toujours ; mais demain je dois visiter la source.




On remonte le cours de la Tamina vers la montagne, on dépasse Hof-Ragaz, une scierie de planches, une belle chute d’eau, et on entre dans une gorge de rochers qui ne laissent place entre eux que pour le torrent et une petite route sinueuse bordée d’une longue suite de troncs creusés, juxtaposés à fleur du sol, et conduisant l’eau de la source de Pfäfers à Ragaz. La paroi des rochers de l’autre rive, abrupte, grise, hérissée d’un fouillis d’arbres et d’arbustes, suinte, surplombe, est en harmonie parfaite avec les bonds irrités, l’écume, les rumeurs sauvages de la Tamina, On marche pendant trois quarts d’heure environ, en se collant quelquefois contre le roc pour éviter les chariots à un cheval et à quatre places, qui descendent au grand trot et peuvent vous surprendre aux détours. De temps à autre passent des paysans avec de lourds parapluies bleus ou rouges dont ils ne se séparent jamais, et murmurant un salut, en patois ou en français, sans sourire niais et sans curiosité ridicule ; des musiciens ambulants, chargés de contre-basses et d’instruments de cuivre ; des familles bourgeoises de touristes, mères et jeunes filles suisses ou allemandes, aux figures épanouies et qu’on sent heureuses de respirer cet air vif et frais. Après une arche de pierre naturelle, on rencontre quelques pauvres gens à béquilles, qui annoncent qu’on approche de l’ancien couvent des bénédictins de Pfäfers. Rien de plus mélancolique, de près comme de loin, que l’aspect de ces trois ou quatre bâtiments, sans art, qui se glissent en longueur dans la gorge de plus en plus étroite de Pfäfers et l’obstruent entièrement. Il faut, si l’on veut suivre plus loin le cours de la Tamina sans entrer dans le couvent, gravir assez haut sur la montagne vers les villages de Valens et de Vaettis. Ces constructions insignifiantes datent du dix-septième siècle. Devenues la propriété du canton depuis la clôture des couvents suisses, c’est-à-dire vers 1840, on les a affermées comme établissement thermal. En réalité, c’est un hospice plutôt qu’une maison de bains ordinaire. Le fermier ne s’est pas mis en frais pour en égayer l’apparence, et il a eu raison : c’eût été chose impossible.