Page:Le Tour du monde - 10.djvu/118

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Quand la dernière porte du dernier bâtiment s’ouvre, le coup de théâtre est indescriptible. Une jeune dame anglaise au bras de son mari, me précédait d’un pas ; elle perdit tout flegme et poussa un cri où s’entre-choquaient l’admiration et l’horreur ! Des deux rives de la Tamina, large au plus de quarante pieds, jaillissent des roches formidables qui paraissent en mouvement : celles de droite se précipitent sur celles de gauche qui s’inclinent pour fuir, mais n’échappent pas, çà et là, aux rudes assauts de leurs ennemies : c’est une bataille de géants dans le Ténare. Ces roches ont, par endroits, la blancheur blafarde des spectres : sur leurs anfractuosités légèrement estompées, pas un brin d’herbe, pas une mousse. Une impression instinctive porte à reculer de quelques pas, de crainte de les voir s’écrouler. L’espèce de voûte inégale, crénelée, déchiquetée, que forment leurs rudes arêtes est d’une hauteur prodigieuse. De distance en distance, quelques échancrures laissent apercevoir le bleu du ciel, de rares rayons de soleil semblables à des lames d’or, des arbrisseaux paisibles : le contraste fait frissonner ; on voudrait être transporté tout à coup là haut. Les oreilles ne sont pas moins terrifiées que les yeux. La Tamjna se débat avec rage entre les fragments écroulés : ses cascades furibondes, ses flots tour à tour blanchissants ou sombres s’élancent en tumulte hors de l’abîme infernal. À travers ce désordre et ce vacarme, on fait quelques centaines de pas sur une sorte de plancher étroit, humide, échafaudé tant bien que mal le long des rochers de gauche, et on arrive à un point ou l’on aperçoit au-dessus de soi dans la voûte un plus grand espace de verdure à découvert. On est devant un petit mur percé de deux portes basses, d’où sort une vapeur épaisse : l’une de ces portes introduit à la source principale, la Chaudière, le Kessel. Avant d’entrer, il faut se dévêtir en partie pour ne pas s’exposer à être inondé de sueur, et se faire précéder d’une lumière. Le couloir est très-étroit. À cinquante pas, on s’arrête au seuil d’une grotte à stalactites, d’un diamètre de six à huit pieds et pleine de l’eau de la source dont la chaleur est de trente-sept degrés centigrades. L’autre porte mène à une petite niche où l’on peut vérifier sur les chiffres d’une échelle la hauteur variable du niveau de la source. Deux énormes tuyaux, semblables à des serpents, sortent du rocher et vont porter l’eau, l’un au couvent, l’autre à Hof-Ragaz.

Les voyageurs qui se rencontrent dans ce sombre séjour sont graves et muets. C’est autre chose, en effet, qu’une décoration d’opéra. La Suisse n’a rien de plus terrible. Certaine anecdote qu’on se dit à l’oreille ajoute encore à l’émotion.

Il y a plusieurs années, un homme respectable, M. Schwarz, sa femme et ses enfants, s’avançaient dans la direction de la source, sur la plate-forme en bois qui contourne les rochers. Ils étaient neuf et divisés en deux groupes. Une des jeunes filles pressait le pas pour passer du dernier de ces groupes au premier. Tout à coup de la voûte une pierre se détache et tombe sur sa tête. Le père s’élance, saisit le corps au moment où il allait rouler dans le torrent, et l’emporte sanglant sur son épaule jusqu’à la grande salle de l’établissement : hélas ! aucun secours n’était plus nécessaire… La jeune fille est ensevelie au cimetière de Ragaz, près du vieux Schelling.

Cette affreuse histoire me poursuit, tandis qu’au sortir du couvent je monte aux escarpements voisins. Curieux de marcher sur ces voûtes formidables, je m’avance sur un petit sentier vertigineux qui menait autrefois au village de Pfäfers, et, voyant quelques pierres rouler devant mes pieds, je m’étonne qu’en ces lieux, comme en beaucoup d’autres de Suisse, il n’y ait pas plus de malheurs à déplorer. Des arbres ont grandi au bord de ces précipices, et leurs racines s’enlacent aux fragments du rocher. Qu’il survienne de grandes pluies et des vents furieux, la terre détrempée ne doit-elle pas laisser tomber dans l’abîme des pierres descellées et rompues ? Cependant les vieillards assurent que la mort de cette jeune fille est le seul événement tragique dont ils aient jamais entendu parler.




Au retour, le sommelier de Hof-Ragaz (où je prends mes repas) me demande si j’ai vu le village de Pfäfers. — Un village ? Non. — Il m’en montre la position sur la carte, et après dîner je m’engage dans un joli chemin qui serpente, derrière l’hôtel, au flanc de la montagne, parmi les ombrages. À mesure que l’on s’élève, la vue s’étend de tous côtés sur la large vallée du Rhin. Près du sommet, on peut se reposer sous les murs ruinés d’une ancienne tour. Le village n’est pas loin : il y a là encore un ancien couvent de bénédictins, converti en asile d’aliénées. Comme je passais, cinq ou six pauvres folles debout aux fenêtres, derrière les barreaux, ont jeté de ces éclats de rire stridents qui font mal : puis tout à coup elles ont disparu en silence. Le village descend l’autre versant de la montagne. Je me suis assis un moment sous la tonnelle de l’auberge du Pigeon, et la j’ai joui en paix des dernières heures du jour. Je ne suis revenu à Ragaz qu’à la nuit : le paysage avait un aspect solennel.




Aujourd’hui, j’ai visité sur l’autre rive du Rhin le village de Maienfeld, et au delà le défilé de Luziensteig, puis la forteresse qui marque sur ce point la limite entre le canton de Saint-Gall et la principauté de Lichtenstein. Du sommet voisin, sur le Flæscherberg, on a une vue immense et l’on peut marcher à l’aise assez loin sur la crête. Un sous-officier m’a salué en italien ; il m’a aidé à me reconnaître dans le panorama qui s’étendait à perte de vue autour de nous. Il m’a désigné et m’a nommé toutes les cimes entre Glaris et Coire. Je suis revenu par Balzers, j’ai traversé le Rhin en bac, et le convoi de Zurich, en passant à Trübbach, m’a pris et ramené à Ragaz.

C’est une journée bien remplie et un exercice aussi salutaire que peuvent l’être les eaux de la source.